Anna Karsenti, administratrice de La Générale, association reconnue d’intérêt général, « laboratoire artistique, politique et social ».
Où et mieux que dans une salle de débats, ou de cinéma, s’approprier les enjeux de la transition écologique ? En échangeant à partir de son vécu, en faisant des liens de cause à effet éclairants (entre aménagement du territoire et santé, par exemple) ou en assimilant des questions complexes par la fiction, tout devient souvent plus concret, plus intime. La conscience citoyenne peut alors émerger.
En France, l’affaiblissement du service public par les élites néolibérales menace ces lieux qui proposent gratuitement débats, conférences, cinéma, théâtre, etc. Alors que les enjeux de transformation politiques, écologiques, sociaux sont plus importants que jamais, la menace qui plane sur de nombreuses compagnies et lieux culturels institutionnels doit nous mobiliser : quelle démocratie allons-nous construire sans lieux de culture engagés et ouverts à toustes ?
Le secteur artistique et culturel est poussé dans les bras du secteur marchand
En 1959, l’écrivain André Malraux devenait le premier ministre français des Affaires culturelles. Dès le début des années 1960, il instituait les Maisons de la culture pour rendre accessibles à toustes le cinéma, le théâtre, la littérature, la radio, etc. Il s’agissait alors de faire en sorte que la culture enrichisse la vie démocratique, et non qu’elle soit un simple loisir : développer l’esprit critique par les arts vivants (théâtre, arts de rue…), le cinéma, ou les échanges thématiques, la sensibilité par la connaissance des arts et les pratiques artisanales devaient donner un droit de cité à l’enrichissement mutuel et au débat d’idées.
Malheureusement, comme tous les secteurs autrefois protégés par le service public (santé, éducation…), le secteur artistique et culturel est aujourd’hui poussé insidieusement dans les bras du secteur marchand : locaux complètement ou en partie réquisitionnés, disparition des subventions publiques au profit d’un pullulement d’« appels à projet », qui intègrent la culture dans une économie court-termiste de loisir ou de valorisation du patrimoine à destination des touristes. Pressées pour survivre d’adapter leur programmation en fonction de ces propositions utilitaires, les associations culturelles perdent leur liberté d’agir.
Ce sera bientôt le cas de La Générale, un « laboratoire culturel » parisien emblématique resté fidèle à la conception engagée de la culture chère à Malraux. Grâce au loyer modéré concédé par la mairie de Paris, à des locations de salles et à un niveau de vie sobre, elle a pu jusqu’à aujourd’hui continuer de pratiquer gratuité, solidarité et ouverture sociétale.
Comme d’autres lieux-ressources (parmi le réseau Actes if, Les Instants chavirés ou d’autres lieux de culture plus institutionnels tels que le Théâtre de la Colline ou l’Opéra de Paris), La Générale est menacée de fermeture à court terme car la Ville de Paris veut récupérer le bâtiment qu’elle lui allouait jusque-là à un tarif bas pour loger la police municipale.
Quand la culture est plus qu’un loisir
Pour permettre à tout un chacunAnthropocène, le droit à la ville (la gentrification, les enjeux démocratiques de l’intelligence artificielle…), la transition écologique (avec des ateliers sur le jardinage économe en eau…), etc.
e de s’approprier les enjeux d’aujourd’hui, La Générale organise des débats gratuits chaque semaine sur des thèmes tels que l’La gratuité y est restée un principe éthique ; la solidarité aussi. Les spectacles (théâtre, cinéma, chant…), conférences y sont en accès libre, puis souvent retransmis sur la radio expérimentale interne PInode — la buvette elle-même pratique des tarifs modiques pour rester une oasis accueillante. Les salles de réunion sont gracieusement prêtées à d’autres associations, syndicats ou partis. C’est l’un des derniers lieux parisiens à le faire.
Les Soulèvements de la Terre, Extinction Rebellion, par exemple, s’y retrouvent ; une chorale afroféministe ou l’institut ouïghour d’Europe y font connaître leurs cultures minoritaires, etc. En accueillant des associations du quartier (écolos comme Graine de Quatorzien) en créant des partenariats (avec le centre Paris Anim’ de Montparnasse), La Générale s’est constituée en îlot de résistance aux idées dominantes.
Elle continue par ailleurs de soutenir l’expérimentation artistique, en offrant des résidences de travail chaque année à environ 150 compagnies ou collectifs d’artistes, et la culture populaire, en mettant en relation artistes et écoles ou hôpitaux, pour des projets d’éducation artistique et culturelle.
Peut-on faire des conférences écolos dans des lieux subventionnés par BNP Paribas ?
Désormais mises en concurrence les unes avec les autres par lesdits appels à projets, les associations les plus étrangères au mercantilisme actuel n’ont souvent pas les moyens de rivaliser avec celles qui, rachetées par des groupes, sont devenues des « entreprises culturelles ».
Au final, le soutien à l’expérimentation et au débat public, la gratuité, passent à la trappe. Certains lieux subventionnés par de grands groupes deviennent des espaces de consommation et de vente de services (cours de yoga, de méditation…) avant tout, même si des débats intéressants peuvent continuer d’y avoir lieu sous l’impulsion de passionnés.
Ils posent une lourde question éthique : comment faire des débats écolos dans un lieu financé par BNP Paribas, par exemple ? Cette entreprise très investie dans les tiers-lieux et autres coworkings, mais plusieurs fois assignée en justice pour son rôle dans la déforestation ?
André Malraux voulait faire du service public de la culture un îlot de défense par rapport à un système économique capitaliste de plus en plus puissant, pour maintenir un accès de tous à une culture de qualité, non standardisée. Loin de cet héritage, l’État néolibéral cherche à diffuser une culture docile et lucrative.
Pour ces raisons, nous, acteurs et actrices et soutiens du secteur culturel et associatif, appelons toustes les citoyennes et citoyens à se mobiliser contre l’atrophie de l’intérêt général, en mutualisant nos savoirs et nos forces de résistance, et en nous rassemblant sur cette pétition.
Soyons remparts. Soyons symboles. Soyons refuge établi.
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