«Disparition irrémédiable », « mystérieuse annihilation », « dissolution dans le néant » : l’espèce humaine s’est volatilisée. À l’instar des plantes et des animaux, un seul individu, le narrateur, a été épargné par la tragédie (mais s’agit-il bien d’une tragédie ?). Il s’était rendu dans une grotte pour mettre fin à ses jours, avant d’y renoncer, et de découvrir l’inconcevable. Le titre, Dissipatio H. G., fait référence à un texte de Giamblicus (1), explique-t-il par la suite, « Dissipatio Humani Generis (…), un prodige inattendu transforme les êtres humains en spray ou gaz imperceptible… ».
Après la peur et l’incrédulité, l’homme accepte son sort puis il décide d’écrire, de questionner la chronologie, voire sa responsabilité : « Et pourtant, l’Inexplicable a commencé de mon fait. Ou du moins, les événements ont coïncidé (au début) avec un fait strictement privé, personnel (…) La nuit extraordinaire du 1er au 2 juin. Cette nuit-là, j’avais décidé de me suicider. » Les déclencheurs : l’enlaidissement du monde symbolisé par un projet autoroutier inepte, et aussi l’ombre d’une maladie, la guerre, la barbarisation en cours…
Ainsi « [mon] histoire intime est devenue l’Histoire, l’histoire de l’humanité. Désormais, je suis l’Humanité, je suis la Société », écrit-il. La « bombe D (Dépeuplement brusque et radical) ou bombe R (Raréfaction) » a fait son œuvre, le renvoyant à une solitude finalement espérée : « Je suis, de temps à autre, phobanthrope, j’ai peur de l’homme, comme des rats ou des moustiques, à cause des dégâts et des désagréments qu’il ne cesse de produire. Ce n’est pas la seule, mais c’est une des raisons sérieuses qui me poussent à la solitude. »
Alors, il va pratiquer en quelque sorte, dans un grand soliloque, l’autopsie de l’humanité défunte via tous les champs de la connaissance. Il fait feu de tout bois, convoquant tour à tour William Shakespeare et Charles Baudelaire, l’anthropologue Bronisław Malinowski et le sociologue Émile Durkheim, René Descartes, Sigmund Freud ou Roland Barthes… Ainsi interroge-t-il la morale, l’utilitarisme, le hasard, le rapport de l’homme à la nature, ou encore l’exploitation capitaliste, l’asservissement, le mal… Ses conclusions sont sans appel : la permanence de l’homme est non essentielle à la permanence des choses. « Les hommes, à leur insu ou pas, voulaient mourir (…), la course à la mort, en tant que phénomène collectif, s’accomplissait en silence, naissant d’un besoin aussi impérieux qu’inconscient. » L’humain est remis à sa place : « Le monde n’a jamais été aussi vivant qu’aujourd’hui, depuis qu’une certaine race de bipèdes a cessé de le fréquenter. Il n’a jamais été aussi propre, aussi éclatant, aussi joyeux. »
Dans sa postface, Filippo D’Angelo rappelle que Guido Morselli demeura de son vivant « un écrivain sans lecteurs », car sans éditeur. En 1973, le manuscrit de Dissipatio H. G. est lui aussi refusé. Morselli a 61 ans. Il se suicide avec son revolver Browning 7.65, sa « fiancée à l’œil noir », comme un ultime hommage à son personnage. Un an plus tard, un grand éditeur italien s’attellera à la publication complète de son œuvre romanesque (2).