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Ébrécher l’oubli, par Ali Chibani (Le Monde diplomatique, juin 2024)

ByVeritatis

Juin 7, 2024


Le 25 septembre 2002, Le Joola, qui allait du sud du Sénégal à Dakar, a sombré. Il avait embarqué trop de passagers. Ce fut le naufrage le plus meurtrier de l’histoire de la marine civile (1 863 morts). Kinne — un personnage créé par le grand écrivain sénégalais Boubacar Boris Diop — a péri dans ce naufrage. Circulant entre l’histoire et la mémoire, la réalité et la fiction, la politique et la littérature, l’œuvre et sa mise en abyme, Un tombeau pour Kinne Gaajo est censé être le titre du livre qu’a écrit la journaliste de radio Njéeme Pay sur sa « plus-que-sœur » dont elle veut immortaliser la mémoire dans une « biographie qui, au fil des pages, part dans tous les sens ».

Dépositaire de ses archives, Njéeme sauve de l’oubli les écrits de Kinne. Tête brûlée aussi excentrique qu’énigmatique, celle-ci refusait d’être une femme « à l’existence ruinée par un absurde sens du devoir conjugal ». Elle a choisi la prostitution comme acte de liberté, opposé à la docilité dominante : « Je continuerai à faire ce que je veux de mon corps (…) je suis à vendre mais pas à acheter. » Écrivaine, chroniqueuse, prostituée, c’est sa voix que l’on va entendre.

Dans ses propos, on retrouve la pensée de Diop, inlassable critique de l’Organisation internationale de la francophonie (OIF) et de la Françafrique. Ainsi, Kinne tient une chronique dans le journal francophone La Torche dont le patron « préfère vendre le silence aux riches et aux puissants ». Comme ses autres écrits, la chronique de Kinne a cela de remarquable qu’elle est en wolof, dont elle a compris la nécessité d’user alors qu’elle était en prison. « Une œuvre littéraire n’a de saveur que si elle vient de la langue de qui l’écrit », lui fait dire Diop, qui a lui-même traduit Un tombeau…, le deuxième roman de son œuvre, après Doomi Golo, à avoir été écrit dans son idiome maternel.

Satire politique, portrait des médias, évocation d’une tragédie collective et d’une révolte individuelle, le roman de Diop n’est jamais réductible à un message. S’il décrit, avec un lyrisme et une poésie d’une grande force, un monde où « les humains et les poissons se dévorent mutuellement », y rayonne aussi l’éloge de la littérature, notamment africaine. Ainsi, Kinne Gaajo a « l’ouïe assez fine pour percer les murailles du temps » et sortir de l’oubli les noms de tant de poètes africains comme « Phillis Wheatley et Maada Caam ». Tous sont oubliés de leurs compatriotes, qui préfèrent citer Jürgen Habermas dans un débat sur la pénurie d’eau ou agrémenter leurs discours de mots arabes qui ne sont le plus souvent pas compris : « Les religions des autochtones, leur sagesse millénaire, tout a été jeté par terre et piétiné, on leur a même imposé de changer de noms ! »

Sans jamais confondre « compassion et complaisance », ce roman est dédié aux victimes du drame dont il faut savoir si l’on veut « les inhumer ou les dissimuler ». Le naufrage du Joola devient l’illustration de tous les échecs — culturels et politiques —, et le roman se dresse contre l’oubli — de ce désastre, mais aussi de l’histoire : « C’est bien le tombeau de toute notre nation. Tu es dedans. Moi aussi. Nous tous. »

Diop a créé le premier (et seul) journal en ligne en wolof, et une maison d’édition, EJO-Éditions, qui entend publier des écrits dans toutes les langues d’Afrique.



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