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Un « cordon sanitaire » contre l’extrême droite de plus en plus fragile en Belgique


Bruxelles (Belgique), reportage

Des petits cafés de Saint-Josse aux épiceries de Matonge, les affiches électorales fleurissent dans tous les quartiers de Bruxelles. Ce dimanche, la Belgique s’apprête à voter trois fois le même jour : pour les élections européennes, mais aussi pour les élections fédérales et les élections régionales. En Belgique, les francophones voteront – en gros – pour des partis francophones, et les néerlandophones pour des partis… néerlandophones.

Des deux côtés de la frontière linguistique, une règle d’or régit la vie politique depuis plus de trente ans : le cordon sanitaire, outil de lutte contre l’extrême droite. Une stratégie longtemps efficace, mais de plus en plus fragile… et qui pourrait connaître une rupture partielle ce dimanche.

Des règles de bonne conduite gravées dans le marbre

Le 24 novembre 1991, le Vlaams Blok – parti d’extrême droite créé par Karel Dillen en 1977 et ancêtre du Vlaams Belang – réussissait à obtenir douze députés au Parlement belge et à rassembler 10 % de l’électorat flamand. Ni une ni deux, les partis politiques francophones et néerlandophones décidèrent d’inscrire dans le marbre le « cordon sanitaire ».

« On voit un accord passé d’abord en Flandre, mais aussi parallèlement par les principaux partis démocratiques de l’époque, qui s’engagent à ne pas gouverner avec les représentants de l’extrême droite – Vlaams Blok au nord du pays et Front National Belge (FNB) au sud. C’est la conception historique de ce cordon sanitaire politique qui va évoluer avec le temps. Au départ, c’était quelques lignes, aujourd’hui, c’est plusieurs pages », rappelle Benjamin Biard, politologue belge, chercheur au CRISP et professeur invité à l’université de Louvain.

Plusieurs documents édictant les règles de bonne conduite liant les partis « démocratiques » ont été produits. En Flandre, le dernier remonte à 2000 ; en Wallonie, à 2022.

Le siège du Vlaams Belang, esplanade Madou, à Bruxelles. On peut y lire « Eerst onze mensen », ce qui veut dire « Les nôtres d’abord ».
© Mehdi Laïdouni / Reporterre

En Wallonie, le cordon sanitaire se double d’un cordon médiatique [1]. « Cela va du principe de ne pas accorder d’interview croisée avec un représentant de l’extrême droite, ne pas participer à un débat commun avec l’extrême droite, jusqu’à ne pas entretenir de relation de sympathie avec l’extrême droite », analyse Benjamin Biard.

Il poursuit : « En Flandre, le Vlaams Belang répète souvent qu’il fait l’objet d’une ostracisation, d’un cordon médiatique – ce qui est faux, car les représentants du Vlaams Belang sont régulièrement invités dans des émissions, y compris de divertissement », analyse Benjamin Biard.

Cordon presque rompu en Flandre

Trente-trois ans après le premier « dimanche noir », le Vlaams Belang – créé sur les cendres d’un Vlaams Blok dissous après une condamnation pour racisme en 2004 – s’est « dédiabolisé » depuis l’arrivée de Tom Van Grieken, aux rênes du parti depuis 2014 et âgé de seulement 37 ans.

« Ils veulent montrer qu’ils sont capables d’exercer le pouvoir, ce que Filip Dewinter [l’ancien chef, NDLR] n’a jamais voulu faire. Mais sur le fond, le parti reste fidèle à ce qu’il était », confirme Benjamin Biard. « Le Vlaams Belang doit rester suffisamment sale », disait il y a quelque temps Filip Dewinter à propos de la dédiabolisation.

Benjamin Biard est docteur en sciences politiques et spécialiste du cordon sanitaire.
© Mehdi Laïdouni / Reporterre

Le parti d’extrême droite caracole en tête des sondages pour les élections régionales et fédérales depuis plusieurs mois, flirtant avec les 30 % d’intentions de vote en Flandre.

S’il arrive bien en tête ce dimanche, il sera en position de force ; et si sa victoire est plus large que prévu, il pourrait être incontournable. « Je ne vois pas le Vlaams Belang gouverner au niveau fédéral après les élections du 9 juin, notamment parce que les partis francophones sont encore plus prompts à tenir au maintien du cordon sanitaire politique, précise Benjamin Biard. Mais au niveau flamand, on n’a jamais été aussi proche d’une éventuelle rupture – je mets la prudence requise – du cordon sanitaire politique au niveau régional et communautaire flamand. »

Lire aussi : « L’alliance droite et extrême droite, une menace pour l’écologie »

En effet, la N-VA (droite nationaliste) arrive en deuxième position dans les sondages avec environ 20 % des voix. Son patron, Bart De Wever, est souvent évasif sur une éventuelle alliance avec l’extrême droite, et est plutôt hostile au principe du cordon sanitaire.

Parti de droite très libéral et conservateur, la N-VA rejette le programme économique du Vlaams Belang, mais possède par ailleurs un gros « atome crochu » avec ce dernier : l’indépendantisme, inscrit dans les statuts de la N-VA – malgré les propos rassurants de ses dirigeants. Le parti de Bart De Wever est d’ailleurs très divisé sur cette union des droites. En s’alliant avec le Vlaams Belang, la N-VA pourrait gouverner la Flandre et offrir les clefs du pouvoir à l’extrême droite. Pire encore, cette rupture du cordon sanitaire pourrait faire vaciller la Belgique en tant que pays.

Côté francophone, le barrage tient, mais jusqu’à quand ?

En Wallonie, l’extrême droite n’a jamais réellement fait son trou. Dans les années 1990, le FNB (Front national belge) a réalisé quelques percées électorales ponctuelles, jamais confirmées. Peu crédible et perclus de relents révisionnistes et antisémites, le parti s’est auto-dissous en 2012, sans jamais, dans son histoire, dépasser les 10 % en Wallonie.

Le cordon sanitaire a joué un rôle important au milieu d’autres facteurs. « Le deuxième élément, ce sont les querelles intestines, surtout dans le passé, souligne Benjamin Biard. Le troisième, c’est l’absence de leader charismatique. Le quatrième, c’est la force de la société civile, notamment les mouvements antifascistes extrêmement présents. Enfin, s’il y a une force du sentiment d’identité nationale très clair côté flamand, c’est plus flou en Wallonie. »

Un tag à Saint-Josse-ten-Noode, commune de Bruxelles.
© Mehdi Laïdouni / Reporterre

Les partis francophones répètent leur attachement au cordon sanitaire : en 2022, l’ensemble des grands partis wallons – à l’exception du parti de gauche radicale PTB – ont signé la charte de la démocratie contre l’extrême droite. Dans cette unité, une personnalité belge ne joue toutefois pas le jeu à fond : le fantasque Georges-Louis Bouchez, président du MR (droite).

En effet, outre sa tendance « droite décomplexée » sur l’immigration et sa volonté d’utiliser le cordon sanitaire contre la gauche radicale, il a débattu, le 21 avril 2022, avec Tom Van Grieken, patron du Vlaams Belang. Déclenchant une énorme polémique sur une éventuelle « rupture » du cordon sanitaire.

« On voit à l’étranger qu’il n’y a pas vraiment de pays immunisé face à l’extrême droite »

Malgré le cordon sanitaire, la Wallonie demeure un terrain compatible avec l’émergence d’une extrême droite : au niveau sociologique, La Louvière ou Charleroi sont assez proches du bassin minier français, où le Rassemblement national réalise des scores stratosphériques. Apparu l’année dernière, le parti Chez Nous, soutenu par le Vlaams Belang et le Rassemblement National, entend bien s’emparer de cet espace vacant.

« Chez Nous est le seul parti d’extrême droite présentant des listes côté wallon pour les fédérales, mais pas pour les européennes. Il y a une demande et une offre électorale, avec le nouveau parti Chez Nous. On voit à l’étranger qu’il n’y a pas vraiment de pays immunisé face à l’extrême droite – alors qu’on pensait le contraire en Allemagne ou au Portugal. Cela pourrait aussi arriver ici : est-ce que ce sera le 9 juin, ou plus tard ? », s’interroge Benjamin Biard.

Pour contourner le cordon sanitaire, Chez Nous s’inspire du Vlaams Belang en concentrant ses efforts sur les réseaux sociaux pour sa campagne, où il est devenu l’un des partis belges francophones les plus populaires.

Entre quelques slogans tels que « stop à la racaille » ou « pas de burqa chez moi », Chez Nous dénonce le cordon sanitaire comme un outil anti-démocratique. « La Belgique francophone semble être placée hors du temps, comme coupée des grandes transformations politiques qui ont lieu partout ailleurs en Europe », peste la communication du parti.



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