Loin des grandes villes, ces familles qui se passent de voiture


Chaque matin, Benoît enfourche son vélo cargo et dévale la pente jusqu’à la départementale. Direction l’école du village, à 2 km. À l’avant du véhicule, ses deux filles, de 7 et 10 ans, guettent les animaux sauvages. Pendant ce temps, Amandine, la maman, fait chauffer ses mollets : elle a 12 km à parcourir à bicyclette pour rallier son bureau, dans le centre d’Angoulême. Une vie en selle, que cette famille a embrassée il y a trois ans. Elle habite dans une petite commune charentaise… sans voiture.

Ils font ainsi partie des quelque 6 % de ménages non motorisés vivant en zone rurale. En clair : une exception vélocipédique dans un univers automobile. « Dès lors qu’on s’éloigne des centres urbains, la voiture est omniprésente, rappelle le sociologue Hervé Marchal. Pour les familles en particulier, elle reste largement incontournable. »

Et pour cause : « C’est un engin très pratique, poursuit le chercheur, en citant le salutaire coffre pouvant transporter poussette, lit parapluie et sac de jouets. Mais c’est aussi, pour beaucoup, un habitat, un endroit où l’on se sent bien. » Dans le cocon de l’habitacle, « les parents peuvent avoir un temps pour eux, avec leur musique, à la fin de leur journée de boulot, décrit-il. Ils et elles peuvent aussi discuter avec leurs enfants, c’est une parenthèse temporelle, un moment de proximité relationnelle ».


Un vélo cargo à Lyon.
© Jeff Pachoud / AFP

Sans oublier les politiques économiques et d’aménagement du territoire, qui ont largement favorisé l’automobile : domicile éloigné du lieu de travail, fermeture des commerces et des services de proximité. Des incidences qui affectent particulièrement les familles, aux journées déjà bien remplies. « L’“effet enfant” décuple les freins à se passer de voiture, constate Sylvanie Godillon, géographe et urbaniste. Les alternatives à la voiture — train, bus, vélo — demandent vite plus d’anticipation et d’organisation, de temps aussi. »

Pourtant, de petites brèches existent dans la carrosserie. Selon l’Observatoire des territoires, « 8 % des déplacements motorisés pourraient être faits à pied et 28 % à vélo », par les personnes résidant hors des aires urbaines.

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Il existe donc des chemins de traverse pour sortir du tout-voiture, que les plus motivés tentent d’emprunter. « Pour nous, c’était un engagement écologique, mais aussi économique, explique Alliny, maman d’un garçon de 4 ans, installée en périphérie de Montpellier. On a un budget serré, et on s’est dit que se passer de voiture nous permettrait des économies. » En 2022, entre le coût du carburant, du stationnement, des péages, de l’entretien et des réparations, de l’assurance, de la décote, une voiture coûte environ 4 214 euros par an.

« Nous faisons tout à pied, en RER et en bus »

Comment se lancer dans l’aventure ? Primo, « étudier toutes les alternatives à notre disposition », raconte Amandine. Pour le quotidien, la famille charentaise a jeté son dévolu sur un vélo cargo à assistance électrique, à même de transporter les enfants et les courses. Il existe aussi des bus pour se rendre à Angoulême, et même un TER, quoique peu régulier. Pour les vacances, elle privilégie le train ou la location de voiture.

Près de Montpellier, Alliny et son compagnon ont investi dans de bons vélos, dont un électrique, et dans une carriole pour le petit. « Il faut être bien équipé pour se protéger de la pluie, du froid », précise la cycliste, qui parcourt entre 25 et 30 km par jour pour son travail. Un peu de train pour les vacances, et « quand on a besoin d’une voiture, on demande aux voisins ».

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À Ris-Orangis, dans l’Essonne, Léa, son compagnon et leurs deux enfants de 4 et 6 ans n’utilisent ni voiture, ni vélo — faute de pistes cyclables autour de leur lieu de vie. « Nous faisons tout à pied, en RER et en bus, détaille-t-elle. Nous prenons régulièrement aussi des taxis, notamment pour rejoindre la gare de Massy pour les vacances. Cela peut sembler un luxe [environ 150 euros de taxi par mois], mais c’est une faible dépense par rapport au budget voiture moyen. »

Pour autant, trouver des alternatives ne suffit pas : il faut pouvoir adapter son quotidien. Ainsi, Benoît et Amandine ont conditionné le choix des activités de leurs filles à leur proximité. « Elles ont voulu faire des sports qui nécessitaient de faire des compétitions, on a dit non, car ça voulait dire bouger les week-ends dans toute la région », racontent-ils. Léa et son compagnon ont également limité les activités extrascolaires « à trente minutes à pied maximum ».


Un vélobus à Saint-Georges-d’Orques, dans l’Hérault, accompagne les enfants à l’école.
© David Richard / Reporterre

Côté vacances, ces familles optent généralement pour des séjours « pas loin de chez [elles] ». Alliny et son clan sont ainsi partis en voyage à vélo depuis leur maison, empruntant les petites routes. Ou alors, « il faut trouver des lieux de vacances assez proches d’une gare et de commerces, ce qui induit de longues recherches », illustre Léa.

Pour les courses, chacun a sa recette. Léa et sa famille « ne [font] pas de très grosses courses d’un coup, ou alors [elles s’équipent] en conséquence : gros sac à dos, valise roulante ». Benoît et Amandine utilisent leur cargo, tandis qu’Alliny et sa tribu se font livrer légumes, fruits et pain directement à domicile par un producteur.

« Un bien fou »

Un quotidien plus lent et plus local, que ces familles plébiscitent. « Tous les espaces où on regrignote de la liberté par rapport au système font un bien fou, explique Amandine. On continue à avoir une vie normale, sans être dépendants de Total et Vinci : pour moi, c’est ça la liberté. » Avec également un plaisir éducatif : « Notre mode de vie a un côté pédagogique pour nos filles, c’est une façon de leur transmettre nos valeurs, estime Benoît. Elles ont développé un autre rapport au confort — apprendre que ce n’est pas grave d’arriver mouillée à la maison — et aux déplacements : elles regardent autour d’elles, observent les étoiles, cherchent les lapins. »

Des contraintes fortes

Malgré tout, la vie sans voiture a aussi ses revers. « Ça reste difficile à mettre en œuvre, il faut sans cesse anticiper et planifier, indique Amandine. Le plus souvent, le déplacement va aussi être plus long à vélo, et ça empiète sur le temps de vie de famille et de repos. » Pour Amandine, « le plus difficile, ça a été les rendez-vous médicaux, quand les enfants étaient bébés, avec des trajets parfois toutes les semaines très galères et fatigants en poussette dans le RER ».

Pour toutes les familles, la sécurité routière demeure également un gros point noir. « Les voitures roulent très vite, dès qu’on emprunte une départementale, et il y a rarement des pistes cyclables bien sécurisées », observe Alliny. « On est en ultra-vigilance », ajoute Amandine. « En tant que piétons, nous avons aussi pu constater l’omniprésence des voitures, l’espace qu’elles occupent de façon disproportionnée, leurs incivilités et l’insécurité quand nous nous déplaçons avec les enfants », précise aussi Léa.

Des contraintes fortes, d’autant que les familles ne s’y retrouvent pas toutes économiquement. Benoît et Amandine, tout comme Simon Gascoin — un Toulousain qui s’est aussi débarrassé de son véhicule — ont calculé qu’entre les billets de train et les locations de voiture ou abonnements en autopartage, ils dépensaient environ 4 000 euros par an dans les transports. Peu ou prou la même somme que pour une auto.

« Clairement, tant qu’il n’y aura pas de politiques en faveur des mobilités alternatives, avec notamment des aides financières conséquentes, le passage à l’échelle sera compliqué, souligne Laura Foglia, en charge des mobilités au sein du Shift Project. Il faut que les gens y voient leur intérêt économique, on ne pourra pas tous être convaincus uniquement par l’écologie. »


Un véloto, un vélo-voiture électrique à pédales.
© David Richard / Reporterre

Pour l’experte, « les solutions existent », même en milieu rural, mais manquent de reconnaissance et de moyens pour se développer. « Il y a des plateformes de covoiturage, y compris en zone peu dense, de l’autopartage, des systèmes de transport à la demande, des navettes affrétées les jours de marché, liste-t-elle. Il faudrait des campagnes d’information pour faire connaître ses initiatives. »

Concernant la sécurité, énorme obstacle pour nombre de familles, Laura Foglia plaide pour « flécher ou réserver une partie du réseau secondaire pour les véhicules doux ». Sylvanie Godillon cite également le programme Savoir rouler, qui dispense des cours de cyclo aux élèves de l’élémentaire. Un dispositif « très positif pour donner le goût au vélo », mais qui demeure encore peu répandu : en 2023, seuls 21 % des enfants avaient suivi une formation. Dit autrement, sans engagement de l’État et des collectivités, les familles continueront de dépendre de la voiture.

Lassés par un quotidien souvent laborieux, Alliny et sa famille réfléchissent ainsi à acheter une voiture, faute de trouver un système d’autopartage proche de chez eux. Leur aînée devenant trop grande pour le vélo cargo, Benoît et Amandine regardent du côté des véhicules intermédiaires, ces engins à mi-chemin entre le vélo et les petites voitures électriques. « Les politiques sont en retard, résultat tout doit être porté par l’initiative et l’énergie citoyenne », constate Benoît. Comme une impression de pédaler dans la choucroute.

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