Notre journaliste Marie Astier a un grand potager, chez elle, dans les Cévennes. Dans cette chronique, elle livre astuces et réflexions parce que jardiner… c’est politique.
C’est une envie impérieuse, toujours présente chez mon compagnon : s’il pouvait, il rachèterait la montagne. Une châtaigneraie au sommet pour la remettre en production. Une forêt de chênes verts pour assurer le bois de notre poêle pour la vie. Encore d’autres oliviers, qui n’ont pas été totalement engloutis par la broussaille. Est-ce une boulimie de propriété ? Un réflexe de survie pour assurer notre avenir dans ce monde en pleine crise écologique ? Le ressac d’une âme paysanne enfouie veillant sur la moindre parcelle de terre ? Une logique agricole mûrement réfléchie ?
Sans doute un peu de tout cela, mais j’y vois aussi un profond devoir patrimonial. Dans le village, il est le dernier de son âge à entretenir des oliviers et à connaître tous les chemins de la montagne. Nous sommes presque le seul couple de notre génération à cultiver un véritable potager vivrier. La majorité des autres habitants ayant ces connaissances et ces pratiques ont plus de 65 ans.
Ainsi, notre travail sur notre terrain d’oliviers me semble parfois une tentative désespérée de revenir à une autre époque agricole. Les photos satellite historiques de l’IGN (l’Institut national de l’information géographique et forestière) sont extrêmement parlantes. Dans les années 1960, tous les terrains alentour étaient encore cultivés. Les oliviers, cognassiers, amandiers, figuiers, abricotiers, prospéraient. À leur pied, les vignes s’alignaient, et paraît-il que l’arrière-grand-père y plantait des pois chiches — et venait cultiver le matin avant d’aller à la mine.
Désormais, c’est un îlot dégagé au milieu de la forêt de chênes verts, où chaque hiver, nous repoussons les ronces, la salsepareille, les buissons de prunelliers, les pistachiers térébinthe et les lauriers-tin. Sur ces quelques bandes de terre soutenues par les murs de pierre sèche, qui dévalent en cascade le flanc de la colline, le paysage va à l’inverse des alentours, où tout devient peu à peu forêt. Mais à hauteur de notre terrain, les promeneurs s’arrêtent sur le chemin communal, qui passe juste au-dessus, pour profiter de la vue.
Une clairière au milieu de la forêt
Je chéris les moments passés là-bas. Il n’y a pas de meilleurs pique-niques que ceux pris auprès du feu de branchages. Le soleil nous réchauffe jusqu’en fin d’après-midi, où, pendant que les dernières braises se consument, on ramasse les pierres échappées des murettes. Mon compagnon remonte celles abîmées par le temps, la météo ou les sangliers, crée de nouvelles circulations, les améliore. D’année en année, de nouveaux oliviers sont dégagés, taillés, repartent. Il faudra greffer, cette année. Tant d’heures pour si peu d’olives… Et pourtant nous continuons.
Quelques années d’observation m’ont montré que ce travail avait peut-être un sens écologique. Nous avons créé comme une clairière au milieu de la forêt. Une lisière appréciée de nombreuses espèces, qui bénéficient ainsi à fois d’un abri et d’une vue dégagée. Les broussailles laissent place peu à peu aux herbes. Quand elles sont coupées en hiver, des orchidées sauvages y fleurissent. Nous diversifions un paysage qui se referme.
« Nous voulons réanimer notre bout de territoire »
Et donc, ce travail a aussi un sens patrimonial. Nous faisons vivre les gestes des anciens : replanter au même endroit soigneusement choisi un arbre pour remplacer l’ancien, tailler un olivier ou monter un mur de pierres sèches. Mais que les nostalgiques de la terre qui ne ment pas se tiennent à l’écart. Car ces gestes, nous les faisons évoluer, en testant de nouvelles variétés, en introduisant d’autres fruitiers ou aromates. Nous ne figeons pas, nous voulons au contraire réanimer notre bout de territoire, le rendre à ceux qui y vivent.
Le plaisir de découvrir où l’on vit
Ces quelques murettes dégagées et cultivées sont un manifeste. Elles rappellent que notre forêt n’est pas qu’une immense inconnue dont on ne connaît que les grands chemins, un terrain de loisir ou de pratique sportive, mais un lieu où l’on a vécu, qui a nourri et le peut encore.
Elles nous renvoient à notre responsabilité : ce paysage est le fruit de siècles d’interactions entre le territoire et ses habitants. Nous pouvons décider ensemble de comment nous souhaiterions le voir évoluer. Imaginer comment y favoriser un retour massif du vivant en même temps qu’un renouveau des productions vivrières. Ne pas se fourvoyer en affirmant que le paysage d’il y a cinquante ou cent ans est impérativement celui auquel nous devons revenir.
Pour arriver à cela, le travail paraît colossal. J’ai parfois l’impression que mon compagnon en porte aujourd’hui le poids quasi seul. Heureusement, son enthousiasme est communicatif et emporte d’autres motivés. L’espoir est que petit à petit, son manifeste diffuse. Un travail collectif avec des villageois a permis de débroussailler et rendre de nouveau utilisables certains chemins communaux à travers la forêt. Cela a permis une modeste diffusion de la connaissance du territoire entre anciens et nouveaux habitants. L’apprentissage du plaisir de découvrir où l’on vit.
C’est un début. Car nous n’arriverons pas à cultiver à nouveau, à nous deux et quelques amis, toute la montagne. Nous ne pouvons pas porter à nous seuls toute la tâche d’entretenir les liens entre ce territoire, ses vivants, et ses habitants. Réanimer notre montagne est un projet de vie, et pour le mener à bien, il nous faudra trouver des voies collectives.
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