C’est une fresque poignante. Couvrant la fin du XIXe siècle et les premières décennies du xxe, Source de chaleur, le deuxième roman de Soichi Kawagoe (le premier à être traduit en français), transcende les frontières du récit historique. Il livre, avec une poésie lucide, une analyse des dynamiques de pouvoir, des mécanismes insidieux de l’effacement culturel et des résistances subtiles mais tenaces d’un peuple colonisé.
Au cœur de cette épopée se dresse l’île de Sakhaline, territoire aux contours gelés situé tout à l’est de la Russie, au nord du Japon — Anton Tchekhov s’y est rendu en 1890 pour rendre compte des conditions de vie des bagnards qui s’y trouvaient (L’Île de Sakhaline. Notes de voyage, Folio Classique). Elle a une histoire mouvementée. Depuis 1855, elle était propriété conjointe de la Russie et du Japon. Les Japonais cèdent leurs droits en 1875, en échange des îles Kouriles. Elle devient ensuite un enjeu stratégique entre les deux empires au tournant du XXe siècle. Après la guerre russo-japonaise de 1905, Sakhaline, partagée entre le Japon, pour le sud, et la Russie, pour tout le reste de l’île, est un théâtre à la fois de domination et de luttes identitaires.
Le récit accompagne Bronisław Piłsudski (1866-1918). Cet intellectuel polonais n’a rien de fictif. Frère de Józef Piłsudski, futur dirigeant du Parti socialiste polonais, il conspire aux côtés d’Alexandre Oulianov (le frère de Lénine) contre le tsar Alexandre III, en 1887, et il est condamné aux travaux forcés sur Sakhaline, alors russe. Sa peine est assouplie après quelques années. Il va entreprendre un travail d’observation scientifique pionnier du peuple autochtone, les Aïnous, dans lequel puise Kawagoe. « Comprendre ce qui fait la valeur culturelle du peuple aïnou, documenter cette valeur, et par cela même m’approcher de la vérité de l’humanité, au plus près de ses secrets les plus profonds. Pour cela, je veux enregistrer l’intégralité des chants et de la langue des Aïnous. Avant qu’ils ne soient perdus… » À travers Piłsudski, le romancier déplie les processus de relégation des cultures indigènes au rang de « vestiges ». Terres confisquées, traditions étouffées, langue en voie d’extinction : « violence lente » d’un effacement programmé, où chaque silence creuse une absence dans le récit collectif.
Or les Aïnous refusent d’être effacés : leurs rites et leurs chants incarnent une rébellion vibrante. Par le biais d’un ami aïnou, fictif celui-là, qui guide Piłsudski dans cette quête de mémoire, Kawagoe explore la possibilité d’une alliance fraternelle entre les déracinés comme l’exilé Piłsudski, polonais et sujet russe, et les colonisés. La cithare aïnoue, omniprésente, devient ainsi un symbole têtu : celui d’une mémoire qui refuse de s’éteindre, d’une « chaleur » humaine et spirituelle dans un monde où prévalent « les pressions de l’assimilation, la marginalisation de l’identité, le mépris, la charité, la mémoire qui s’estompe ». Kawagoe déploie une méditation concrète sur la construction mémorielle, sur ce processus vivant où les dépossédés s’efforcent de trouver leur place dans un récit imposé.
D’une prose dense et tellurique, le roman redonne à Sakhaline, terre de violences et de silences, une voix puissante au sein d’une contre-histoire mondiale, là où les récits des vaincus s’élèvent pour défier l’oubli.