Vieillir perturbe, par Hubert Prolongeau (Le Monde diplomatique, février 2025)


Il a une œuvre conséquente : sept romans, cinquante-cinq nouvelles. Le cinéma l’a adaptée : Le Meilleur, de Barry Levinson, en 1984, The Assistant (Le Commis), de Daniel Petrie, en 1997, L’Homme de Kiev, de John Frankenheimer, en 1968, etc. Il a reçu le prix Pulitzer attribué à une fiction en 1967… À l’évidence, Bernard Malamud (1914-1986) n’a rien de l’artiste maudit. Et pourtant, il est sans doute le plus méconnu de la génération des auteurs juifs américains — la fameuse école juive de New York — qui vit resplendir tout particulièrement Saul Bellow et Philip Roth. Il semble que cette situation l’ait fait sourire. Avec cet humour de biais qu’on retrouve dans ses livres, il notait dans son journal en 1976, le jour où Bellow fut couronné : « Bellow a reçu le Nobel. J’ai gagné 24,25 dollars au poker. »

Il fut un temps traduit et édité en France, notamment chez Gallimard et Flammarion, puis on l’oublia. Depuis 2015, les éditions Rivages ont entrepris de redonner sa place, majeure, à celui qui joue le rôle de passeur entre la tradition nostalgique d’un Isaac Bashevis Singer et les corrosives interrogations d’un Roth, tout en refusant, comme ce dernier, d’être réduit à sa judéité. À la Paris Review, il expliquait en 1974 : « Je suis américain, je suis juif, et j’écris pour tous les hommes. » Et il résumait : « Pour moi, inventer des histoires est une façon d’habiter la solitude humaine. » Ce qu’appuyait Roth, à propos de Bellow, Malamud et lui-même : « Chacun de nous a trouvé des moyens qui lui sont propres pour dépasser l’esprit de clocher de son héritage juif » (Du côté de Portnoy et autres essais, Gallimard, 1978).

William D., le héros de l’avant-dernier roman de Malamud (1979), c’est William Dubin, un auteur vieillissant qui travaille sur une biographie du romancier britannique D. H. Lawrence — qui fit scandale avec L’Amant de lady Chatterley, et mit la sexualité, ses pouvoirs, sa transcendance, au cœur de son œuvre et de sa vie. Une jeune femme libre et sexy, sa femme de ménage en l’occurrence, fait irruption dans le quotidien de Dubin, et ses repères vacillent. Son mariage et son travail s’en trouvent perturbés, Dubin vit mal sa cinquantaine, ses certitudes s’écroulent, et sa jeunesse s’est à jamais enfuie. Écho d’une crise personnelle ou envie de rencontrer sur son terrain son cadet Roth, qui a témoigné dans Parlons travail (Gallimard, 2004) de toute l’admiration qu’il lui portait, ce roman est singulier parmi l’ensemble de l’œuvre. L’irruption du désir, écho à Lawrence, teinte d’un érotisme rare chez Malamud une vision du monde où le burlesque prend toujours les accents du tragique.

L’homme est, selon Malamud, écrasé par ce qui l’entoure : destin figé, poids des origines sociales, de la tradition… William D. n’est pas poursuivi par le malheur, il est simplement incapable de mener son existence comme il en rêverait. Malamud ne cherche jamais l’empathie. Rien n’est caché de Dubin, ni sa duplicité ni sa misogynie. Mais la puissance d’un humour distancié vient en permanence tempérer ce que le portrait pourrait avoir de désespérant. Malamud est le grand conteur des vies empêchées.



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