Une intense bataille politique et juridique est en cours entre Suez et quatre intercommunalités d’Île-de-France, sur l’épineux dossier de la production d’eau potable.
La multinationale est accusée d’avoir longtemps abusé de sa position dominante pour pratiquer des prix indécents, sur le dos des 1,4 million d’habitants de la zone. Jusqu’à présent, les élus ne pouvaient pas faire jouer la concurrence ou récupérer la production d’eau potable en régie publique. Suez affirme en effet qu’elle détient la propriété des usines de production d’eau potable qu’elle a construite dans les années 1960 [1] et les 600 kilomètres de canalisations courant sur quatre départements d’Île-de-France. Une situation atypique, vigoureusement contestée par les élus et associations citoyennes.
Le prix de l’eau censé être égal au « prix de revient »
En fouillant dans les archives départementales de l’Essonne, un groupe d’adhérents d’Attac vient de découvrir des documents qui changent, selon eux, la donne. Ils ont mis la main sur un arrêté préfectoral de mars 1967 stipulant que le prix de l’eau, sujet ô combien sensible et pierre angulaire de l’affaire, devait être « égal au prix de revient et soumis à l’approbation du préfet de l’Essonne » pour les communes hors de la ville nouvelle d’Evry. « Aujourd’hui, les autorités publiques ne s’assurent pas du respect de cette règle », dénonce Jean-Pierre Gaillet d’Attac.
Ils ont aussi récupéré un arrêté préfectoral de 1967 déclarant « d’utilité publique » une des usines construites par la Lyonnaise des Eaux, l’ancêtre de Suez, sur un terrain qui lui appartenait. Ce document n’est pas une surprise, mais il peut être invoqué pour réclamer la récupération de l’usine au titre des « biens de retour », comme c’est le cas d’ordinaire à la fin d’un contrat de concession.
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« Nous allons continuer le combat politique », dit le maire Philippe Rio, ici à droite au Festival de l’écologie populaire à Saint-Denis, en 2023.
© Jérémy Paoloni / Reporterre
Le maire communiste de Grigny, Philippe Rio, se saisit de ces informations pour attaquer, sans détour : « Ces informations renforcent notre conviction, dit l’élu à Reporterre. Nous allons continuer le combat politique et étudier rapidement la possibilité d’une procédure en justice pour demander que l’usine soit restituée comme bien de retour. Il existe une zone d’ombre qui a profité à Suez pendant longtemps. La justice doit jouer son rôle de juge de paix. »
Pour trancher ce débat, les élus ont réclamé en mars 2024 à Suez qu’elle leur fournisse un titre de propriété des usines. Leur courrier est resté sans réponse. Contacté par Reporterre, le groupe Suez se contente de rappeler qu’il a « fait une proposition [financière pour la] cession des biens et attend la décision des collectivités. »
Un bras de fer inédit
Ce conflit a démarré dans les années 2010, notamment grâce à une poussée citoyenne réclamant la reprise en main publique de l’eau. Sur leur facture, les résidents payent le mètre cube d’eau entre 0,93 euro et 1,12 euro, alors que les élus et citoyens, expertise à la clef, estiment le coût de revient en sortie d’usine à 0,50 euro du mètre cube.
Pour répondre à cette colère, quatre grandes intercommunalités (Grand-Paris-Sud, Cœur d’Essonne, Val d’Yerres Val-de-Seine et Grand-Orly-Seine-Bièvres) ont décidé de se regrouper au sein du Syndicat mixte eau du sud francilien (SESF), début 2023. Premier objectif : renégocier avec Suez la récupération des usines et des tuyaux.
Après des mois de négociation, la multinationale leur a fait une offre en septembre 2024. Elle propose aux communes de racheter les installations pour 240 millions d’euros. Alors même que les usines sont « déjà payées et amorties à travers nos factures d’eau », s’insurgent trois associations mobilisées sur ce dossier, la Coordination eau Île-de-France, Eau publique Orge Essonne et Aggl’eau Paris-Saclay.
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Les communes ont décidé de ne payer à Suez que 0,50 euro par mètre cube.
© Emmanuel Clévenot / Reporterre
La décision a d’ailleurs été prise dès 2023 par les communes de ne payer à Suez que 0,50 euro par mètre cube, dans le cadre du bras de fer en cours. Une décision attaquée par Suez devant le tribunal administratif de Versailles. Selon nos informations, les juges viennent de valider la démarche des maires dans un dossier similaire [2].
Dans ses réponses à Reporterre, Suez fait valoir que ses investissements « chaque année », se chiffrent à « plusieurs millions d’euros pour répondre aux normes et règlementations, tout en améliorant la qualité de l’eau et en renforçant la sécurité d’approvisionnement. »
L’unité des élus à l’épreuve
La proposition remise par Suez en septembre 2024 a provoqué des réactions contrastées parmi les élus, qui risquent d’effriter l’unité de l’alliance hétéroclite.
Trois villes — Grigny, Évry-Courcouronne et Ris-Orangis — rejettent catégoriquement cette offre et demandent au syndicat mixte d’attaquer Suez devant l’autorité de la concurrence pour abus de position dominante et pratiques anticoncurrentielles. Elles l’ont même fait de leur côté, fin 2024, sans attendre un compromis au sein du syndicat mixte. « Je pense que la négociation n’est plus possible. Cela fait six ans que j’attends », dit le maire de Grigny, Philippe Rio.
D’autres élus continuent de croire en la négociation et fondent peu d’espoir en la justice. « C’est un débat extrêmement compliqué et le choix est cornélien. L’autorité de la concurrence pourrait régler la question du prix de l’eau du robinet, mais cela prendra une dizaine d’années en comptant tous les recours et la question de la propriété des usines ne sera pas tranchée », dit une source au syndicat mixte.
« La négociation n’est plus possible »
Une réunion importante doit se tenir le 13 février au SESF, qui fait face aujourd’hui à un risque de paralysie politique, à un peu plus d’un an des élections municipales. « Je compte proposer aux membres du syndicat une liste d’exigences à porter dans notre négociation avec Suez, dit son président, le maire socialiste de Lieusaint (Seine-et-Marne) Michel Bisson. Leur proposition ne nous convient pas. Pour atteindre notre objectif de réappropriation de la ressource, il faut rester unis et la jouer collectif. »
Deux modèles s’affrontent
Cet extraordinaire imbroglio est un héritage de l’emprise dont jouissait la Lyonnaise des Eaux sur le réseau d’eau potable, à la faveur de l’urbanisation rapide du sud de l’Île-de-France, dans les années 1960. La bataille qui se joue est également, dans la lignée de nombreuses « guerres de l’eau » en France, un affrontement entre deux modèles, le public et le privé.
Les collectivités veulent récupérer la maîtrise de l’eau potable, notamment pour pouvoir déployer des politiques de préservation de cette ressource menacée par le changement climatique et les pollutions. La régie Eau de Paris a par exemple commencé à payer les agriculteurs pour qu’ils utilisent moins de pesticides et d’engrais autour des points de captage de l’eau des Parisiens.
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« De nombreuses questions et conflits d’usages vont se poser à l’avenir. Nous savons que l’étiage de la Seine, où nous puisons notre eau, va diminuer et que cela risque d’augmenter la concentration de polluants. Face à ces enjeux, l’alliance des territoires est cruciale », dit Michel Bisson. Les collectivités veulent pouvoir agir en faveur de la sobriété, ce qu’un acteur privé, qui se rémunère sur la consommation, n’a aucun intérêt à faire.
Un modèle fondé sur de lourds investissements
Les multinationales de l’eau, elles, promeuvent un modèle fondé sur des progrès techniques et de lourds investissements qui contribuent à verrouiller leur position sur le « marché » des délégations de service public. Une stratégie accentuée, côté Suez, par l’entrée récente de fonds d’investissements dans son capital (l’Étasunien BlackRock et le Français Meridian) qui attendent un retour sur investissement.
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Au milieu de cette mêlée, le rôle d’un autre actionnaire interroge : la Caisse des dépôts et consignations, établissement financier de l’État, acquéreur de 19 % de Suez, sur demande de la Commission européenne pour sauver la branche eau de l’OPA de son rival Veolia en janvier 2022. « On s’attendait à ce que sa participation stratégique nous conduise à une position de Suez plus compatible avec l’intérêt général. C’est le contraire qui s’est produit. Cette situation montre le grave dévoiement des missions de la caisse », dénonce Pascal Grandjeat de l’association Eau publique Orge Essonne.
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