Elon Musk et le moustique transgenre, par Bernard Daguerre (Le Monde diplomatique, avril 2025)


La science-fiction a souvent tenu le rôle de vigie surplombant du haut des siècles à venir les désastres en cours de notre monde. Le roman de Michel Nieva remplit d’autant plus cette mission qu’il est suivi d’une charge contre les grandes entreprises capitalistes de la tech américaine, prenant la forme d’un essai.

Argentine, XXIIIe siècle. Le volet fiction de l’ouvrage débute avec les souffrances d’un enfant au corps de moustique, harcelé par ses petits camarades. Dans le miroir, « son reflet ne faisait que confirmer ce qu’il avait toujours su : son corps n’était qu’immondice. Ruminant cette terrible certitude, l’enfant dengue se demandait si, non content d’être un monstre répugnant, il ne représenterait pas aussi un jour une menace mortelle ». Il s’agit là d’une version punk et futuriste du héros de La Métamorphose, de Franz Kafka. Achevant sa mue, il devient femelle, une moustique vengeresse piquant et aspirant le corps du chef de ses persécuteurs, dans une étreinte qui n’épargne rien au lecteur. Celle-ci découvre l’étendue de son pouvoir, et s’envole pour semer la panique à la Bourse, réalisant une « opération massacre » sur les traders. Une sorte de justice sociale en acte, puisque sa mère y travaillait comme « employée de surface », en butte au parfait mépris de ses employeurs. Va alors se déployer une parodique chanson de geste du futur, à l’humour débordant, qui donne naissance à un genre nouveau, le « gore satirisé » (1), dont les acteurs, outre le moustique justicier, sont également des enfants-monstres, mais dans un autre registre, « accros » à des jeux vidéo où se rejoue la conquête du territoire argentin du XIXe siècle. Quatre cents ans plus tard, le pays n’est plus qu’une guirlande d’îles à la température infernale et à la pollution effroyable, les « Caraïbes pampéennes », colonisé par la Grande-Bretagne, où subsistent quelques péninsules rendues artificiellement idylliques pour ultra-riches.

La seconde partie de l’ouvrage se veut « une critique politique de l’esthétisation technologique de l’accaparement capitaliste », pendant rationnel du monde foutraque de la fiction. Dénonçant les dominations d’Elon Musk et de ses semblables, Nieva analyse aussi le rôle de la science-fiction comme genre littéraire qui se voulait au service du progrès, pour certains de ses auteurs. Sa plume féroce n’épargne ni Jules Verne ni Arthur C. Clarke : « La science-fiction était une fiction spéculative dont les compagnies spatiales ont fait une fiction spéculatrice avec succès. » De ce réjouissant règlement de comptes, on retiendra aussi la curieuse pensée fictionnelle du responsable trotskiste argentin Juan Posadas, nouveau prophète désarmé et analyste de soucoupes volantes. Enlevé et enfiévré, cet ensemble, qui permet de découvrir Nieva, en conjuguant monde de la fiction et monde de la réflexion, conjugue nos plaisirs de lecteur.



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