« Donald Trump ? J’ai davantage peur de Poutine. Au moins lui, il n’a pas peur du froid », plaisante au téléphone un éleveur de moutons à Qassiarsuk, 80 habitants, village situé à la pointe sud du Groenland, bordée hiver comme été d’icebergs qui viennent y mourir.
L’éleveur, qui ne veut pas révéler son nom, ne s’étendra pas davantage sur la volonté étasunienne d’acheter son île, la plus grande au monde et recouverte à 80 % de glaces. Il assure que répondre à nos questions, « ce serait donner trop de crédit à cet homme ».
Comme bon nombre de Groenlandais, il s’agace des déclarations du président étasunien. Lui rêve d’une seule chose : voir le Groenland s’émanciper du Danemark, qui détient toujours le territoire polaire. Économiquement, l’éleveur inuit est convaincu que le tourisme et l’agriculture, deux secteurs en plein essor à la faveur d’étés plus longs, pourraient contrebalancer l’aide financière danoise, qui équivaut encore aujourd’hui à la moitié du budget annuel du Groenland, soit 450 millions d’euros.
Fraises et salades locales
Sa femme et lui ont d’ailleurs ouvert une auberge en bordure de fjord. Le réchauffement climatique est pour eux l’occasion de recevoir davantage de visiteurs du monde entier qui viennent profiter de la fraîcheur quand le reste de la planète suffoque.
Dès le mois de juillet, ils épatent leurs clients en leur proposant salades et fraises cultivées dans les environs. Mais cette vision du développement de l’île, lent et durable, s’oppose à celle, rapide et dévastatrice, qui menace le sud de l’île.
À proximité de Qassiarsuk se trouve Narsaq, 1 600 habitants lovés contre une montagne aux allures de gigantesque lingot d’or. Kvanefjeld, ou Kuannersuit en inuit, abriterait selon les géologues la deuxième réserve de terres rares au monde, la première étant en Chine, et la sixième réserve mondiale d’uranium.
« On a tous conscience que ce que veut Trump, c’est s’approprier les ressources minérales de l’île »
« Personne ici n’est dupe, constate Paul Cohen un Étasunien arrivé il y a 23 ans à Narsaq. Quand Donald Trump dit qu’il veut acheter le Groenland à des fins de sécurité internationale, personne n’y croit. Si c’était vrai, il suffirait aux États-Unis d’accroître leur présence militaire. Ils possèdent déjà une base militaire dans le nord-ouest du Groenland. On a tous conscience que ce que veut Trump, c’est s’approprier les ressources minérales de l’île. »
Uranium, terres rares, or… Le Groenland regorge de richesses minérales très recherchées pour la transition écologique et le développement des voitures électriques. Un trésor de plus en plus facilement accessible du fait de la fonte des glaces. Ces quarante dernières années, l’Arctique s’est réchauffé quatre fois plus vite que le reste de la planète.
Et c’est à Nuuk, la capitale de l’île, que l’avenir de ces ressources se décide. Jørgen T. Hammeken-Holm travaille pour le ministre des Ressources naturelles groenlandais. Sur son ordinateur, ce Danois nous présente une carte du sud du Groenland. Elle est presque entièrement quadrillée de rouge, de bleu et de jaune : « Les zones rouges sont celles que les compagnies minières étrangères voudraient prospecter ; en bleu, c’est là où elles prospectent déjà ; et en jaune, c’est là où elles exploitent déjà le sous-sol. »
Parmi les principaux investisseurs, la Chine, les États-Unis, la Russie, le Canada. Cette manne financière pourrait garantir l’indépendance économique de l’île. Mais, comment ouvrir les clefs du sous-sol sans détruire le sol, c’est-à-dire l’agriculture et le tourisme ? Comment ne tomber dans les filets d’une autre puissance étrangère ?
C’est tout le défi de Mute Egede, 37 ans, le Premier ministre du Groenland, dont le parti de gauche écologiste Inuit Ataqatigiit gouverne l’île depuis 2021. « Nous ne voulons pas être Danois, nous ne voulons pas être Américains, nous voulons être Groenlandais et c’est bien sûr notre peuple qui décidera lui-même de son avenir », a-t-il déclaré le lundi 13 janvier, en réponse aux velléités d’annexion de Donald Trump.
Pour l’heure, le Groenland a interdit l’exploitation du pétrole et de l’uranium. Mais l’épée de Damoclès flotte toujours au-dessus des habitants de Narsaq. Niels Sakariassen, un ingénieur originaire de ce village de pêcheurs, a rejoint l’association groenlandaise Urani Naamik (Non à l’uranium), qui milite depuis une vingtaine d’années contre l’exploitation minière sur l’île. Il organise régulièrement à Nuuk des manifestations pour informer des Groenlandais des dégâts environnementaux que causeraient l’exploitation de l’uranium et l’ouverture d’une mine sur cette montagne.
Les propos du président étasunien le laissent pantois : « Les gens pensent que nous, les Inuits, parce que nous vivons une partie de l’année coupés du monde à cause de la glace, sommes bêtes. Mais, on a internet ! On a parfaitement conscience que les endroits où l’on extrait ces terres rares ou l’uranium, c’est souvent en Afrique, dans des lieux où les droits humains ne sont pas respectés. »
« C’est toujours cette même idée qui revient : le néocolonialisme ! »
Aili Liimaka Laue, une institutrice, également membre de l’association n’est pas surprise par l’arrogance du président Trump. « À Narsaq, la compagnie australienne qui voudrait exploiter l’uranium (Energy Transition Minerals Ltd) finance notre équipe de foot et colle ses affiches dans le stade. C’est toujours cette même idée qui revient : le néocolonialisme ! »
Pas question pour Niels et Aili de rester à l’abri dans le giron danois. Les relations entre les Groenlandais et l’État danois sont particulièrement tendues depuis le scandale sur la stérilisation forcée de milliers de femmes inuits.
L’affaire remonte au printemps 2022. Une série de podcasts diffusés par la radiotélévision danoise DR a dévoilé, à l’aide d’archives, l’ampleur de cette campagne visant à limiter les naissances. En mars 2024, 143 femmes inuites du Groenland ont porté plainte. Elles accusent les autorités de Copenhague de les avoir forcées à porter des dispositifs contraceptifs intra-utérins à la fin des années 1960.
Plusieurs milliers de victimes
Entre 4 500 et 9 000 Inuits en auraient été victimes, selon le ministère de la Santé groenlandais. S’émanciper du Danemark représenterait aussi pour la jeunesse l’espoir de se réapproprier sa langue, sa culture et ses traditions inuits loin des aspirations danoises à la modernité. Le Groenland est parmi les régions du monde où le taux de suicide, notamment chez les adolescents, est le plus élevé (vingt fois plus élevé que dans le reste du monde selon l’OMS).
Les déclarations de Donald Trump comme ce scandale danois pourraient accélérer la marche des Groenlandais vers l’indépendance. Les prochaines élections auront lieu en avril 2025. Mais reste à construire l’avenir. « En plus de la question économique, il y a celle des compétences. Nous manquons de personnel qualifié, comme des pilotes d’hélicoptère ou des médecins. Sans compter que nous n’avons pas d’armée. Comment pourrait-on se défendre sans armée », se demande Paul Cohen. Chaque année, de nombreux Groenlandais partent étudier à Copenhague et ne reviennent pas sur l’île.
Selon une récente étude du Conseil économique groenlandais, la population de l’île devrait fondre, passant de 57 000 à 46 000 d’ici à 2050. Une démographie en baisse, des habitants fragilisés par des problèmes sociaux, un sous-sol de plus en plus attrayant dû à la fonte des glaces… le Groenland est plongé dans un paradoxe : virtuellement plus riche, il n’a jamais été aussi vulnérable.