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« Irréaliste », le programme du Nouveau Front populaire ? On a vérifié


Deux visions de l’économie s’affrontent, plus que jamais à couteaux tirés. Dans le rôle des artilleurs en chef, un président de la République et un ministre de l’Économie en exercice squattent l’arène médiatique depuis dix jours et n’ont pas de mots assez durs pour qualifier le programme du Nouveau Front populaire (NFP). Bruno Le Maire a exhorté, fait inédit, les chefs d’entreprises à « se mouiller ». Ce qu’on fait comme un seul homme les syndicats patronaux du Medef et de la CPME, rejoints par l’Afep, le club réunissant 117 des plus grosses entreprises françaises : la France ferait face à la menace d’un « décrochage durable de l’économie » si elle devait changer de politique économique, alerte leur missive.

Pour leur répondre, les membres du Nouveau Front populaire ont publié le 21 juin un chiffrage détaillé de leur programme. « Nous avons travaillé jour et nuit et nous sommes le seul rassemblement à vous présenter un tel chiffrage », a soufflé Éric Coquerel, président La France insoumise (LFI) de la commission des finances de l’Assemblée, au milieu d’une brochette de représentants de partis aux traits tirés, à Paris. Ils ont néanmoins pu s’appuyer sur de nombreuses contributions. « Je n’ai jamais vu ça, témoigne Boris Bilia (un pseudonyme), statisticien et haut fonctionnaire au sein de ministères économiques et financiers, coanimateur du groupe Intérêt général. Des dizaines de boucles de discussion, avec de hauts fonctionnaires et des économistes de différentes sensibilités, travaillent ensemble. C’est un joyeux foutoir, mais ça marche. Le NFP saura gouverner, il se prépare. »

Les sept économistes et techniciens que nous avons interrogés, habitués à ce type de procès en « crédibilité », défendent aussi la nécessité — et la possibilité — d’une reprise en main de l’économie.

Un programme radical ?

Smic à 1 600 euros, blocage des prix, revalorisation des aides aux logements… « C’est un programme audacieux, estime Dany Lang, membre des Économistes atterrés. Il est un peu plus à gauche que les derniers programmes du Parti socialiste (PS) et un peu plus à droite que l’Avenir en commun de La France insoumise. » Il n’a « rien à voir », selon l’économiste, avec le programme commun de la gauche de 1981, qui prévoyait notamment des nationalisations dans le secteur bancaire. Et certaines mesures parmi les plus coûteuses ont été écartées — dont la retraite à 60 ans, reportée à l’horizon 2027.

La rupture proposée est également sans commune mesure avec celle du premier Front populaire de 1936, « dont l’audace économique et sociale est de toute façon inégalée dans l’histoire de France », souligne Éloi Laurent, économiste à Sciences Po et à l’Université de Stanford, qui s’exprimait le 21 juin comme expert indépendant en soutien au NFP.

Une vision déconnectée de la réalité économique ?

C’est l’argument d’autorité par excellence, employé par Emmanuel Macron depuis le début de la campagne : les propositions du NFP ne seraient « pas sérieuses ». « Les économistes libéraux présentent l’économie comme un château de cartes, qui s’effondrerait aussitôt qu’on y touche. Mais c’est une matière malléable, qui est d’ailleurs fréquemment façonnée par ceux qui ont accès au pouvoir, recadre Timothée Parrique, chercheur en économie écologique. C’est une vision très dépolitisante, presque antidémocratique. »

La question du « réalisme » doit donc être reconsidérée au regard d’autres enjeux. « Des partis sans solution crédible à la crise écologique comme le Rassemblement national (RN) devraient être considérés comme inéligibles, insiste Timothée Parrique. L’équilibre des finances publiques est un sous problème de l’équilibre écologique. Il ne faut pas se laisser enfermer par la question des euros. »

Manifestation contre l’extrême droite et pour le NFP à Paris, le 15 juin 2024.
© NnoMan Cadoret / Reporterre

Les rédacteurs du programme économique du Nouveau Front populaire ont ainsi choisi de répondre au procès en crédibilité en faisant chauffer leurs calculatrices. Une loi de finances rectificative sera présentée en cas de victoire, portant sur 25 milliards d’euros de dépenses d’urgence : hausse de 10 % du point d’indice des fonctionnaires, abrogation des réformes des retraites et du chômage, revalorisation des aides au logement de 10 %. Suivront deux trains de mesures « structurelles », en 2025 et à l’horizon 2027, portant la hausse totale des dépenses publiques à 150 milliards d’euros, entièrement financés par de nouvelles recettes, selon les rédacteurs du programme.

Une explosion des dépenses publiques ?

L’augmentation des dépenses publiques de 150 milliards d’euros à l’horizon 2027 représente 22 % du budget de l’État. C’est un peu plus que ce que contenait le programme de la Nupes, union des gauches en 2022 (+18 % du budget), plus également que ce qu’a réalisé Nicolas Sarkozy (+15 %) et moins que ce que prévoyait le président des États-Unis Joe Biden en 2022 (+27 %). « Le “quoi qu’il en coûte” d’Emmanuel Macron, pendant le Covid, c’était 240 milliards d’euros de dépenses », a aussi recadré Éric Berr, économiste à Bordeaux et présent le 21 juin pour soutenir le programme du NFP.

Or ce débat sur les dépenses omet généralement les « dépenses fiscales », c’est-à-dire les baisses d’impôts, instrument dont raffole l’actuelle majorité. C’est ce que souligne Benjamin Lemoine, spécialiste de la question de la dette publique. Il dénonce une « politique des caisses vides », matérialisée par des années « d’accumulation hors de contrôle, et sans contrepartie, des dépenses fiscales en faveur des entreprises et des grandes fortunes ».

Mais cette politique fiscale a dû être compensée par des baisses de dépenses, et le retour de l’austérité. « Nous sommes engoncés dans un cercle vicieux », a martelé Ian Brossat, sénateur communiste, lors de la présentation du chiffrage. C’est cette spirale que le NFP propose d’inverser, notamment sur les questions écologiques, où il est établi que l’inaction coûte davantage que la bifurcation.

Un matraquage fiscal ?

Le NFP prévoit donc de nouvelles recettes en face de chaque mesure coûteuse [1], ce qui lui vaut le courroux de ses opposants. La plupart de ces nouveaux impôts n’ont pourtant rien de révolutionnaires. Il y a d’une part ceux qu’Emmanuel Macron a supprimés : la taxe maximale de 30 % sur le capital, l’impôt sur la fortune, qui serait rebranché avec un « volet climat » et rapporterait 15 milliards d’euros — une proposition de Jean Pisani-Ferry, ancien rédacteur du programme d’Emmanuel Macron en 2017.

D’autres mesures, comme la taxe sur les transactions financières, l’impôt sur les superprofits (15 milliards d’euros), l’impôt minimum sur les multinationales, rencontrent un consensus de plus en plus large à l’échelle internationale, y compris chez les économistes libéraux.

« Une recette nouvelle qui couvre chaque dépense et aucune hausse du déficit public »

Plus clivant, la progressivité de l’impôt sur le revenu (14 tranches au lieu de 5) et sur l’héritage vise à « aller chercher l’argent là où il se trouve et est actuellement mal utilisé, défend l’économiste Thomas Piketty. Le patrimoine des 500 plus grandes fortunes est passé en dix ans de 200 milliards à 1 200 milliards d’euros ».

Le Nouveau Front populaire entend également piocher dans la manne captée par les actionnaires des entreprises du CAC 40, qui ont distribué près de 100 milliards d’euros de dividendes et de rachats d’actions en 2023. C’est le sens de mesures réglementaires qui devront être financées par les entreprises, comme l’indexation des salaires sur l’inflation ou le blocage des prix de l’énergie et de l’alimentation.

Enfin, la suppression des niches fiscales « inefficaces, injustes et polluantes » doit rapporter 25 milliards d’euros dès 2025 : dans l’immédiat, elles portent sur la hausse de la TVA sur les billets d’avion et une baisse des subventions au kérosène, a précisé Éva Sas, députée Les Écologistes à la commission des finances.

Il est admis également que l’investissement public, en stimulant la consommation et l’emploi, crée de la croissance et génère donc des recettes fiscales. Cet effet d’entraînement n’a toutefois pas été retenu pour l’équilibre du programme économique, a martelé Alexandre Ouizille, sénateur socialiste dans l’Oise : « Nous avons été extrêmement précautionneux, avec une recette nouvelle qui couvre chaque dépense et aucune hausse du déficit public. »

Des mesures qui détruisent l’emploi ?

La hausse du Smic de 1 400 à 1 600 euros net entraînerait selon la majorité des destructions d’emplois dans les entreprises fragiles. Certaines petites entreprises ou associations devront certes être aidées, ont reconnu les porte-parole du NFP. Mais tous les secteurs n’emploient pas massivement des smicards et ne seront donc pas frontalement affectés, souligne l’économiste Clément Carbonnier dans une note sur le sujet : « Certains secteurs, comme l’hébergement et la restauration gagneraient bien plus à la hausse du pouvoir d’achat de leurs clients que cela ne leur coûterait en salaires. »

Une dette qui explose vers « un scénario à la grecque » ?

La perspective d’un virage fiscal a déjà suscité un vent de panique sur « les marchés ». La bourse de Paris a perdu 6,7 % dans la semaine qui a suivi l’annonce de la dissolution, voyant partir en fumée 240 milliards d’euros de capitalisation boursière. Les « investisseurs » fuient vers d’autres cieux. Problème, ils rechignent également à prêter de l’argent à la France. Pour financer son action, l’État devra donc emprunter à des taux plus élevés, ce qui lui coûte plus cher et l’expose au risque d’une spirale infernale la conduisant vers une crise de la dette. Le fameux « scénario à la grecque ».

Difficile de ne pas en tenir compte. « Cette menace des taux d’intérêt est réelle », concède Benjamin Lemoine. « Ça commence à être inquiétant, reconnaît Dany Lang. Le programme sera difficile à appliquer entièrement dans le contexte actuel. Il faudra entendre cette inquiétude et tenir un discours rassurant : la relance fera remonter la croissance et les mesures sociales permettront d’augmenter la qualité de la main-d’œuvre. »

Face à cette menace, le NFP compte avancer avec doigté. Un « séquençage » est prévu entre des mesures d’urgence et d’autres, plus profondes, qui se déploieraient dans un second temps.

Des mesures très concrètes existent également pour enlever au secteur financier le pouvoir considérable qu’il a conquis en quarante ans de politiques néolibérales. Le contrôle des capitaux, par une taxe sur les investissements ponctuels destinés uniquement à la spéculation, aujourd’hui tabou, « était courant dans les années 1980 et jusque dans les années 1990 », rappelle Dany Lang.

D’autre part, une confrontation politique, à l’échelon européen, devra s’enclencher pour que la Banque centrale européenne ne soit plus « alignée avec les investisseurs », mais accepte de coopérer avec les États, estime l’économiste.

Pour se donner de l’air, le Nouveau Front populaire entend sortir des règles budgétaires européennes qui viennent d’être réactivées après quatre ans de pause en raison du Covid. « On est au milieu d’une catastrophe écologique sans précédent, qui va nécessiter un changement radical des règles du jeu économique, défend Timothée Parrique. N’érigeons pas en lois naturelles quelques conventions comptables décidées au doigt mouillé par un groupe de mecs en costume il y a des décennies. »



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