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Comment le béton a recouvert la France


À Créteil, préfecture du Val-de-Marne, tous les citadins se délectent d’un lac et de sa base de loisirs d’une soixantaine d’hectares. Chaque Cristolien – dont l’auteur de ces lignes, qui a vu le jour et grandi dans cette ville de banlieue – rattache un émouvant souvenir à la biodiversité ordinaire qui règne en ces lieux : mélancoliques saules pleureurs penchés sur les eaux calmes, nichées de grèbes et de poules d’eau parmi les roselières, chant d’amour des grenouilles au printemps, etc.

Pourtant, ce havre de verdure n’a rien de naturel. Depuis plus d’un demi-siècle, il camoufle les résidus de l’exploitation d’une sablière, dont les granulats ont pour partie permis l’édification à toute vitesse du Nouveau Créteil, et dissimule aux riverains les nuisances sonores et visuelles de la route nationale voisine.

Comme tant d’autres parcs paysagers, le lac de Créteil a été pleinement intégré à la politique de construction d’infrastructures à marche forcée qu’a lancée l’État français après la Seconde Guerre mondiale. Une histoire environnementale que retrace Nelo Magalhães dans Accumuler du béton, tracer des routes (La fabrique).

« La matière première du Capitalocène n’est pas précieuse, mais ordinaire et sans valeur »

Pour son premier essai, ce jeune post-doctorant à l’Institut de la transition environnementale de Sorbonne Université frappe fort. Loin de se contenter d’égrener les dommages environnementaux des Trente Glorieuses, il appelle l’écologie politique à ne plus se « centre[r] sur une nature sauvage, une optimisation des flux, une révolution ontologique, ou la technosphère, mais sur l’espace physique et sa production ».

Le lac de Créteil camoufle les résidus de l’exploitation d’une sablière.
Chabe01 / CC BYSA 4.0 / Wikimedia Commons

De fait, alors que les militants écologistes ont souvent tendance à dénoncer — à raison — les méfaits de l’extractivisme hors d’Europe, peu se soucient de ce que l’auteur appelle « l’extractivisme ordinaire », si banal sous nos climats qu’on en vient presque à oublier son importance pour l’économie capitaliste et ses méfaits environnementaux.

Invisible, l’extractivisme ordinaire représente pourtant la majeure partie des matières déplacées par le capitalisme contemporain. Si, en 2017, l’humanité utilisait le volume considérable de 100 gigatonnes de matières — pétrole, gaz, blé et métaux en tête —, elle déplaçait trois fois plus de terres de travaux de terrassement, de sédiments de dragage et de sables et graviers, non comptabilisées dans les statistiques. Un paradoxe dont s’amuse l’économiste : « La matière première du Capitalocène n’est pas précieuse, mais ordinaire et sans valeur. »

Aménagement technocratique du territoire

Partout sur la planète, y compris en France, des entreprises — qui vont de multinationales comme Lafarge à des PME exploitant localement le sable des cours d’eau — s’affairent à extraire, à l’aide de mégamachines toujours plus lourdes et énergivores, le triptyque formant la base matérielle du capitalisme : ciment, terre et sable.

Malgré ses proportions colossales, l’extractivisme ordinaire ne souffre d’aucune gestion démocratique. Ciment, terre et sable continuent d’être déplacés par les industriels, avec la bénédiction de l’État. En France, depuis « la Grande accélération » [1], l’État et ses partenaires économiques ont en effet considérablement remodelé les paysages, à grand renfort de routes, de ports, d’aéroports et d’industries de toutes sortes.

Il n’est, comme nous y invite l’auteur, qu’à descendre la vallée du Rhône, ponctuées d’usines et de centrales nucléaires depuis le couloir de la chimie au sud de Lyon jusqu’au complexe de Fos-sur-Mer, pour saisir les dégâts d’un aménagement technocratique du territoire. Autant d’infrastructures décidées en haut-lieu et sans l’aval des habitants, dépossédés de leur milieu de vie.

En dépit de leur imposition de force au territoire, nombre de partis progressistes réclament le maintien de telles infrastructures, car elles relèveraient du patrimoine national et/ou du service public, ce qui, aux yeux de Nelo Magalhães, traduit leur « naturalisation » et leur « dépolitisation ».

L’acceptation de ces aménagements gigantesques n’allait cependant pas de soi. À chaque chantier ou presque depuis 1945, l’État s’est heurté à des contestations, allant des pétitions ou objections lors d’enquêtes publiques à des sabotages et à des zad. Pour les contourner, l’État n’a pas lésiné à fabriquer le consentement de la population à ces ouvrages.

Épaissir les routes, agrandir les ports : « triomphe de l’idéologie du capital »

Tout d’abord, en présentant comme un progrès en vue du bien commun les privilèges d’une minorité d’usagers. L’épaississement des routes nationales dans les années 1960 et 1970 en est emblématique. Au cours de l’hiver 1963, particulièrement rude, la presse s’émut d’un nombre grandissant de poids lourds immobilisés, soit en raison du mauvais état de la chaussée, soit à cause des « barrières de dégel  » qui bloquaient alors certains tronçons lors d’épisodes de grand froid.

Le patronat routier, désireux de promouvoir la circulation sans entraves des poids lourds, fit alors campagne dans la presse, cet hiver-là comme les suivants, pour inciter l’État à « moderniser » et épaissir le réseau des routes nationales et supprimer en complément les barrières de dégel.

L’État finit par obtempérer et investir autant dans les nationales que dans les autoroutes, alors en plein chantier. Ce faisant, le patronat routier parvint à détourner l’attention des responsables de cette dégradation du réseau routier, à savoir… les camions eux-mêmes. Trop lourds pour une route conçue pour de petites voitures, ils ne cessaient d’affaisser la chaussée sous leur poids et, comme le trafic allait croissant, la détérioration suivait au même rythme.

Ainsi, si l’hiver 1963 est une crise, ce n’est pas à cause du froid, mais en raison du « triomphe de l’idéologie du capital » — c’est-à-dire la libre circulation en toutes saisons des marchandises par camion — dans la production de l’espace, alors que les usagers ordinaires n’étaient nullement concernés.

Au nom du libre-échange, l’État agrandit les ports français, comme celui de Fos-sur-Mer, pour accueillir les plus volumineux des porte-conteneurs et favoriser l’import/export des multinationales françaises.
Kari Nousiainen/ CC BYNC 2.0 Deed / Flickr

Pour des raisons semblables, une vingtaine d’années plus tard, l’État, au nom du libre-échange, agrandit les ports français — Dunkerque, Fos-sur-Mer, Le Havre, etc. — pour accueillir les plus volumineux des porte-conteneurs et favoriser l’import/export des multinationales françaises.

Lorsque la construction de nouvelles infrastructures générait trop d’oppositions des riverains, l’État feignait de s’en soucier et, dans une logique classique du « diviser pour mieux régner », intégrait au cahier des charges les critiques les plus légères, qui s’attardaient exclusivement sur les nuisances, au détriment des plus radicales, qui contestaient jusqu’au bien-fondé du chantier. Ce faisant, il gagnait du temps.

Il aura fallu plus d’une quinzaine d’années après l’effondrement partiel de l’historique pont Wilson en 1978 à Tours, en raison de l’exploitation effrénée de granulats alluvionnaires dans la Loire, pour qu’en 1995, l’État consente, après maintes règlementations sur les nuisances générées par les carrières trop laxistes ou jamais appliquées, à interdire définitivement l’exploitation du lit mineur du fleuve… essentiellement à cause de sa perte de rentabilité pour les carriers. En conséquence de quoi, ceux-ci se reportent vers le sable contenu dans les roches dures ou tout simplement vers le lit majeur de la Loire.

Édifier les déchets en patrimoine

Outre du sable pour le béton, lesdites carrières, réparties sur l’ensemble du territoire en deux siècles d’exploitation, ont produit quantité d’« espaces-déchets », abandonnés sitôt l’exploitation devenue peu rentable. Pour réduire ces lieux fantômes encombrant la production d’espaces neufs, l’État fit appel à sa « seconde infrastructure », soit les dispositifs scientifiques et intellectuels — comme les ingénieurs des Ponts et Chaussées — qui permettent l’entretien et la construction de la première infrastructure, pour trouver des solutions de réemploi aux déchets industriels.

L’Unesco a classé comme « paysage culturel évolutif vivant » les terrils de schiste houiller du Nord de la France.
Sylvain Beucler / CC BYSA 3.0 Deed / Wikimedia Commons

Certains de ces matériaux connurent un succès fulgurant, à l’instar du laitier de haut fourneau — issu de la combustion du minerai de fer auquel s’ajoutent les cendres du coke lors de la production industrielle de charbon — réutilisé dans la construction routière, en particulier dans l’autoroute A4 entre Paris et Strasbourg. Au demeurant, cette économie circulaire ne changea rien à la logique de croissance économique ; au contraire, elle appelait toujours davantage de déchets industriels pour poursuivre la « croissance verte » de ces infrastructures.

Quant aux déchets qu’on ne pouvait pas valoriser économiquement, l’État et ses ingénieurs proposèrent de les valoriser… symboliquement, sous la forme d’aménagements paysagers – comme le lac de Créteil, mais aussi, toujours en région parisienne, les bases nautiques de Cergy-Neuville, Mantes-la-Jolie et Viry-Châtillon – et d’espaces de loisirs.

« Se réapproprier les conditions matérielles de vie au travers de l’espace physique »

Le renversement des valeurs associées aux déchets atteignit son apothéose en 2012, lorsque l’Unesco classa comme « paysage culturel évolutif vivant » les terrils de schiste houiller du Nord de la France… dont on n’avait pas réussi à se débarrasser et qu’on avait entre-temps transformé en monuments patrimoniaux.

L’essai de Nelo Magalhães témoigne du retour de la technique dans les mouvements écologistes contemporains. Sur le plan intellectuel, il souscrit pour partie à « l’écologie du démantèlement » desdites infrastructures capitalistes proposée par des auteurs comme Fanny Lopez ou Alexandre Monnin.

Et, sur le plan pratique, il encense aussi bien Gilets jaunes que Soulèvements de la Terre car, à ses yeux, les deux mouvements ont pour mérite de « politiser la production de l’espace physique et les rapports de pouvoir qui le traversent » et de « se réapproprier les conditions matérielles de vie au travers de l’espace physique ». En somme, ils posent la question que devrait se poser tout défenseur de la Terre : de quel sol voulons-nous ?

Accumuler du béton, tracer des routes. Une histoire environnementale des grandes infrastructures, de Nelo Magalhães, aux éditions La fabrique, avril 2024, 304 p., 18 euros.



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