• sam. Sep 21st, 2024

« Beaucoup d’électeurs se disent qu’ils n’expriment pas leur meilleure part »


Pour son livre Des électeurs ordinaires — Enquête sur la normalisation de l’extrême droite (Seuil, mai 2024), le sociologue Félicien Faury est allé à la rencontre de simples citoyens, artisans, employés, pompiers… qui votent pour le Rassemblement national.

Il s’est ainsi rendu en Provence-Alpes-Côtes d’Azur (Paca), une région « qui tranche avec les images d’Épinal de la “France des oubliés” qu’on assimile au vote lepéniste, explique-t-il. Il s’agit de territoires très attractifs, ce qui engendre de très fortes inégalités territoriales qui participent aux succès électoraux du RN. »


Reporterre — Qui sont les électeurs et électrices que vous avez interrogés ? Leurs profils sont-ils variés en termes de professions, d’âges, de milieux sociaux ?

Félicien Faury — Il s’agit de profils variés, mais on peut repérer certains points communs. Premièrement, j’ai travaillé sur l’électorat non-ouvrier du RN, qui reste très important pour ce parti. Une des caractéristiques communes des personnes rencontrées est qu’elles ne se sentent pas en fragilité sur le marché du travail. Elles ont souvent un statut socioprofessionnel relativement stable, et n’ont pas peur de se retrouver au chômage. Cela tranche avec une autre partie de l’électorat lepéniste, davantage populaire et précaire sur la question de l’emploi.

Cela ne signifie pas que ces électeurs n’ont pas de préoccupations économiques, au contraire. Mais celles-ci portent sur d’autres enjeux : la valeur du logement, les taxes payées, l’accès aux aides sociales, à des services publics de qualité, etc. Ces préoccupations économiques vont s’entremêler à certaines visions du monde racialisées et ainsi pousser au vote RN.

C’est l’un de vos premiers constats : les électeurs et électrices du RN ne sont pas motivés soit par une logique économique, soit par une logique raciste. Ces deux composantes s’entremêlent systématiquement. De quelle manière ?

Je pense que c’est une erreur de placer le racisme du côté du « culturel » ou du « sociétal », que l’on opposerait à l’« économique » et au « social ». Premièrement, c’est absurde, car le racisme a évidemment des conséquences matérielles pour les personnes qui le subissent, qu’on pense aux discriminations à l’embauche ou au logement. Deuxièmement, y compris du côté des personnes que j’ai interrogées, je constate que le rejet des immigrés s’arrime à des questions proprement économiques et matérielles.

Par exemple, l’assimilation des minorités ethnoraciales au chômage et à l’aide sociale accentue le ressentiment fiscal qui anime beaucoup des électeurs RN. Il leur semble absurde et injuste de devoir payer, via les impôts et les charges, pour des groupes sociaux qui sont considérés comme moins légitimes que d’autres à être intégrés dans la solidarité nationale. Il faut donc s’interroger sur les représentations des immigrés et du fonctionnement de l’économie qui circulent dans l’espace public, et qui viennent légitimer ce type de raisonnements.

Vous soulignez que le RN a cherché à intégrer la question écologique à ses propositions politiques ces dernières années, en les reliant à des thématiques nationalistes et antimigratoires. Les enjeux écologiques sont-ils quelque chose qui intéresse les personnes que vous avez interrogées ?

Très peu. En tout cas, les enjeux écologiques ont rarement été explicitement évoqués dans les entretiens, encore moins lorsqu’il s’agissait pour les individus de parler de leurs votes. Il est bien sûr possible que cela évolue, rien n’est inscrit dans le marbre. Les conséquences de la crise climatique ne manqueront pas d’affecter les conditions d’habitabilité de ces électeurs du sud de la France – je pense par exemple aux incendies ou aux inondations. Reste à savoir comment cela sera politisé, et si l’écologie politique parviendra à capter ces nouveaux besoins de protection.

Vous écrivez que vos interlocuteurs « voient d’un très mauvais œil » l’artificialisation croissante des sols et la bétonisation de leur territoire. Pouvez-vous nous en dire plus ? Comment ces changements se répercutent sur leur vie et sur leur perception de leur territoire ?

Même si j’ai travaillé sur des aires urbaines, beaucoup des électeurs rencontrés vivent encore à proximité de certaines zones relativement peu artificialisées, propices aux promenades familiales ou aux loisirs sportifs par exemple. La « bétonisation » signifie plusieurs choses pour ces électeurs. Premièrement, elle dénature des paysages auxquels ils sont attachés, en particulier chez les personnes qui ont un ancrage ancien dans ces territoires. Deuxièmement, elle signale souvent l’installation de nouvelles populations.

Soit des groupes plutôt précaires, et souvent associés à l’immigration. L’équation « logement social = immigrés » est très présente dans les conversations et incite à porter un regard inquiet sur les nouvelles constructions à proximité du quartier où l’on réside.

Soit des populations au contraire assez fortunées, comme des professions libérales ou des retraités prospères venant s’installer dans le Sud. Ces ménages aisés s’approprient ce qu’on nomme sur mon terrain les « coins sympas » ou les « coins tranquilles », et font ainsi monter le prix du foncier et de l’immobilier. Ces classes supérieures imposent également de nouveaux modes de vie et des manières d’habiter qui génèrent des conflits d’usage du territoire.

« La gauche est perçue comme un parti favorable à la fois aux “assistés” et aux “immigrés” »

Des enquêtés évoquent par exemple les pétitions contre « les crapauds dans le canal » qui ont circulé, car le bruit indisposait les nouveaux résidents… Ces installations de familles aisées attisent chez les électeurs du RN le sentiment d’une dépossession à la fois économique (par les prix) et culturelle (par les modes de vie).

Les préoccupations économiques et la détérioration des services publics sont sans cesse évoquées par les électeurs et électrices que vous avez rencontrés. Pourquoi la gauche, qui essaie pourtant de porter des propositions sur ces sujets, n’est-elle pas vue comme une option électorale souhaitable ?

Vous avez raison de souligner que la question des services publics reste une question importante pour les électeurs du RN. Il ne s’agit pas de personnes qui seraient « anti-État » par principe. Ce qui ressort est plutôt de la déception, notamment vis-à-vis de la détérioration de certains services publics, en premier lieu l’école. La gauche peut être perçue positivement sur ce point. Cependant, sur d’autres sujets, la gauche est perçue comme un parti favorable à la fois aux « assistés » et aux « immigrés », ce qui va à l’encontre des convictions de beaucoup de ces électeurs.

L’antiracisme est vécu par ces personnes comme de « l’angélisme » et de « l’arrogance surplombante ». Est-ce une fatalité ? Comment changer cette perception, tout en luttant réellement contre les discriminations ?

Ce n’est absolument pas une fatalité. Il est vrai que si l’antiracisme ne s’adosse pas à une conflictualité de classe, que s’il n’est émis que depuis les sphères hautes de l’espace social, il risque de paraître moralisateur et surplombant. Mais il existe en France des mouvements antiracistes puissants et pleinement issus des classes populaires.

Par ailleurs, je pense qu’il est possible de reconnaître le racisme qui s’exprime dans le vote RN sans pour autant s’engager dans une stigmatisation des électeurs de ce parti. Tout simplement parce qu’un vote ne résume absolument pas un individu. Cela dépend bien sûr des profils, mais je crois pouvoir affirmer que beaucoup d’électeurs RN croisés ont aussi le sentiment qu’ils n’expriment pas la meilleure part en eux, pour le dire ainsi, lorsqu’ils se résignent à voter pour le RN. D’autres affects, d’autres dispositions, d’autres intérêts sociaux et d’autres espoirs politiques peuvent donc être activés électoralement, au profit d’autres formations politiques.

Partant de vos constats sur le terrain, selon vous, comment la lutte contre l’extrême droite pourrait-elle être efficace ?

C’est évidemment une question compliquée, et je ne suis pas sûr que cela soit à moi d’indiquer quelles conclusions politiques sont à tirer de mon enquête – au fond, chacun en fera ce qu’il veut. Ce que je peux dire, c’est que je constate sur mon terrain que la politique ne se joue pas uniquement dans les périodes électorales. Il y a tout un travail à faire sur le long terme et au quotidien, afin d’inscrire dans les conversations ordinaires un contre discours aux énoncés circulant sur l’« assistanat », l’immigration, l’islam…

Par ailleurs, mon enquête montre que le RN profite de deux phénomènes entremêlés : l’exacerbation des inégalités et des concurrences sociales d’une part, le raidissement raciste contemporain d’autre part. Si l’on souhaite combattre l’extrême droite, il faut affronter selon moi ces deux enjeux en même temps. Le RN a proposé de longue date une articulation entre enjeux sociaux et enjeux raciaux : il faut lui opposer une articulation symétrique et concurrente.

Des électeurs ordinaires — Enquête sur la normalisation de l’extrême droite, de Félicien Faury, aux éditions Seuil, mai 2024, 240 p., 21,50 euros.



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