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Un monde qui n’est plus, par Hubert Prolongeau (Le Monde diplomatique, juillet 2024)

ByVeritatis

Juin 28, 2024


Le 5 mars 1933, jour d’élections — il n’y en aura plus, ensuite, pendant une décennie —, des coups retentissent à la porte de l’appartement de Gabriele Tergit, romancière et chroniqueuse judiciaire. Ce sont les sections d’assaut (SA), groupe paramilitaire nazi, qui viennent l’arrêter. Elle est juive. Elle a déjà fait paraître avec succès Berlin 1931. L’inflation de la gloire (qui vient d’être réédité, dans la collection de poche des éditions Bourgois, traduit par Pierre Deshusses). La porte est heureusement blindée (1). Le lendemain elle fait sa valise et part pour la Tchécoslovaquie. Première étape d’un exil qui durera quinze ans. Tergit le consacrera à l’écriture des Effinger, son œuvre majeure. Sorti en 1951, le livre ne rencontrera que l’indifférence et il faudra attendre la fin des années 1970 pour qu’il soit traduit en plusieurs langues.

C’est un pavé, près de mille pages qui racontent l’histoire d’une famille de 1878 à 1948. C’est une saga, faite de personnages au caractère marqué et de longs dialogues. Le genre, des Thibault (Roger Martin du Gard, 1922-1940) aux Boussardel (Philippe Hériat, 1939-1968), des Buddenbrook (Thomas Mann, prix Nobel en 1929) aux Hommes de bonne volonté (Jules Romains, 1932-1946), est idéal pour embrasser une époque, saisir les rapports de classes confrontées aux soubresauts de l’histoire. Ici, on voit quatre générations qui vécurent sous trois empereurs. « Ce que je souhaiterais, c’est que tous les Juifs allemands disent : “Oui, c’est ainsi que nous étions, c’est ainsi que nous avons vécu entre 1878 et 1939”, et qu’ils mettent le livre entre les mains de leurs enfants en disant : “Pour que vous sachiez comment c’était” », affirmait la romancière en 1948. Le premier intérêt des Effinger est donc documentaire. On y accompagne ses héros, les membres de deux familles, l’une de banquiers, l’autre d’industriels, confrontés successivement à la première guerre mondiale, à la grippe espagnole, à la crise économique, aux débuts du nazisme. L’époque qu’ils traversent voit l’Allemagne connaître une industrialisation rapide. On suit plus particulièrement trois personnages : Lotte, qui à un moment fuit en Tchécoslovaquie après avoir été radiée du théâtre qui l’employait, son père Paul Effinger, flamboyant entrepreneur, le grand-oncle Waldemar Goldschmidt, intellectuel et juriste, porteur sans doute du point de vue le plus moral du livre. Tergit mêle effervescence romanesque, sociologie, politique ; elle offre une reconstitution prenante des mœurs, des inquiétudes, des mentalités de ces entrepreneurs et de ces jeunes filles intenses — qui vont découvrir le socialisme et le féminisme. Histoires d’amour, histoires d’argent, questions nouvelles et menaces ignorées, ces Juifs-là se définissaient comme allemands, patriotes, et rêvaient de voir leurs enfants réussir à leur tour. C’est aussi ce vieux rêve, grandissant de l’empire de Guillaume Ier à la République de Weimar et que le nazisme vint mettre à bas, que raconte avec passion Les Effinger.



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