• sam. Sep 28th, 2024

Pour apprivoiser nos peurs, inspirons-nous du suricate


À la sortie de Comment tout peut s’effondrer, en 2015, Pablo Servigne a découvert dans quel état de sidération son livre a plongé son lectorat. À chacune de ses conférences, quelqu’un dans l’audience surgissait, souvent en état de panique, pour partager ses plus grandes trouilles. Les pleurs étaient là, l’accablement aussi. Le chercheur « in-terre-dépendant » s’est interrogé : peut-on lancer des alertes sans faire peur ? [1]

Le sujet l’occupe durant plusieurs années et il s’est associé à Nathan Obadia, instructeur d’arts martiaux et thérapeute, pour nous « alphabétiser émotionnellement », c’est-à-dire nous familiariser avec la dynamique de nos peurs, individuelles et collectives. « Le but du livre était de transmettre une grammaire commune, qu’on comprenne qu’on a tous des peurs et qu’en ne les travaillant pas, on les projette sur les autres… ce qui, au passage, détruit énormément de collectifs en lutte », dit Pablo Servigne à Reporterre, qui l’a contacté au lendemain de la dissolution de l’Assemblée nationale.

De la trouille à l’énergie

Qu’elle surgisse du monde extérieur, de la grande crise du vivant, d’un problème d’autorité ou d’un message de notre corps endolori…, la peur est partout. Nous le savons, celle-ci est bourrée de paradoxes : elle met en mouvement tout autant qu’elle fige et, collectivement, la société a — dans le même temps — trop et pas assez peur. Avec cet ouvrage à destination du grand public (c’est-à-dire pas forcément familier de la collapsologie), Servigne et Obadia nous aident à accueillir la trouille pour ce qu’elle est : une formidable énergie qui pousse à l’action.

Les deux explorateurs du flip s’appuient sur la figure du suricate, petit mammifère d’Afrique de l’Ouest, dont la sentinelle est une figure à part entière du groupe familial. Pendant que la tribu vit sa vie, deux ou trois individus dressés sur leurs pattes arrière guettent le moindre danger. Quand celui-ci surgit, l’alerte est lancée et la bande se réfugie dans les terriers parsemés sur le territoire. Dès que la sentinelle cesse d’aboyer, le danger est passé et toute la troupe réapparaît, en toute sécurité.

Colorimétrie de la peur

Imaginons un suricate intérieur qui découvre l’enchevêtrement des crises actuelles… Au moindre danger, il se met en alerte, ce qui déclenche une réaction physiologique favorisant l’action — fuite ou combat. La menace s’estompe ? Votre suricate éteint l’alarme et récupère dans un état propice au repos. La menace reste tangible ? Il persiste à sonner l’alerte, provoquant à terme des désordres psychologiques et physiologiques.

Si la situation reste insurmontable, alors il « freeze », comme une souris mimant la mort pour dissuader le chat d’en faire son quatre heures. À partir de ce décodage, les auteurs ont développé une colorimétrie de la peur : en rouge, l’alerte, phase assez courte et intense principalement portée par une décharge d’adrénaline ; en bleu, la tétanie, la submersion ; en vert, l’apaisement, le suricate intérieur est plein de joie et d’allant.

Les auteurs s’inspirent des alertes données par le suricate pour en déduire trois états psychologiques.
Sara&Joachim&Mebe / CC BY 2.0 / Wikimedia Commons

Par les temps qui courent, l’individu ou le groupe ne cesse de naviguer entre les trois états. Or, un suricate peut s’épuiser. Il convient de lui offrir un espace où se régénérer et resserrer les liens avec les autres combattants. « C’est l’esprit de la “base arrière” théorisée par le Comité invisible lors des événements de Tarnac ou de la ”culture de la régénération” chère aux militants d’Extinction rebellion. Pour développer un rouge solide et durable, il faut un ancrage vert important. » Comprendre : autant de rituels et de zones de régénération que de terrains de luttes. La culture du vert (liens, sens et joie) permet d’éviter de se coincer dans le bleu (figement) et le rouge (épuisement).

C’est bien sympathique tout ça, mais comment retrouver une action « juste et ancrée » pour ne pas sombrer dans ce siècle de catastrophes ? La réponse : sortez les rames et traversez vos houles intérieures, comprenez le mouvement de vos angoisses, laissez-vous porter par les tourbillons d’adrénaline.

Le pouvoir du suricate tente de faire la jonction entre développement personnel et collectif. La logique est imparable sur le papier : des individus avec des « peurs plus ajustées » peuvent composer une société moins soumise. « En ayant moins peur de la peur, nos sociétés seront plus curieuses, plus autonomes, plus libres et moins demandeuses d’autoritarismes, de lois décidées sous le coup d’émotions collectives », affirme Servigne, qui ne peut s’empêcher de réagir à la situation politique post-9 juin. « Les militants sonnés par les élections ont besoin de se rassembler, de descendre dans la rue, de se compter… Ils prennent un grand bol de “vert” pour diminuer leur niveau de peur et mieux retourner dans la lutte. »

Le pouvoir du suricate permet de se familiariser avec ces mécaniques colorées mais manque encore de munitions pour appliquer cette grille de lecture aux luttes de terrain qui, à force d’arbitrages perdus, s’enfoncent dans un bleu profond.



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