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À Céret, une exposition Max Jacob comme pour sauver la France d’elle-même

ByVeritatis

Juin 29, 2024


Céret (Pyrénées-Orientales).– Par les temps intolérants qui courent, et dans un département où l’extrême droite s’avère à son aise, s’ouvre samedi 29 juin une exposition vertigineuse, aussi passionnante que salutaire : « Max Jacob. Le cubisme fantasque », au musée d’Art moderne de Céret, cité catalane amie de la création. C’est à Céret, au printemps 1913, que le poète, peintre ou encore musicien Max Jacob (1876-1944), génie polyvalent, un rien délirant et toujours tourmenté, s’essaie au cubisme sous l’œil de son cadet de cinq ans : Pablo Picasso.

Max avait découvert Pablo en 1901, chez le marchand Ambroise Vollard. Et il décréta subito : « Je ne peux vivre s’il n’est pas mon ami. » Se sont ensuivies, à partir de 1904, des années de bohème et de labeur : un pour deux et deux pour un. C’était à Montmartre, rue Ravignan, lieu que Max Jacob baptisa le « Bateau-Lavoir ».

L’aîné vivotait de petits travaux alimentaires. Picasso lui lança cette prescription autoréalisatrice : « Vis en poète ! » Son compère n’attendait que cet ordre. Il était d’ailleurs fait, nous le verrons, pour entrer dans les ordres. Mais quand une petite gloire allait enfin l’atteindre, en 1917, après la publication à compte d’auteur du Cornet à dés, Max Jacob regimberait à se voir « devant la postérité réduit au rôle d’“ami de Picasso” » (lettre au mécène Jacques Doucet).

L’exposition du musée d’art moderne de Céret relie et détache avec grâce le peintre natif de Barcelone et le poète né à Quimper. Ce dernier apparaît en conséquence dans toute sa profondeur déroutante et kaléidoscopique. Qui était-il ? Tant à la fois ! Rarement un accrochage avait révélé un être tout en respectant sa part de mystère : ontologie de Max Jacob.

Jean Cocteau : « Portrait de Max Jacob en sabots venus » (musée des Beaux-Arts de Quimper). Photo Antoine Perraud / Mediapart

« Tiraillé et ironique », selon Jean-Roch Dumont Saint Priest, le jeune (29 ans) directeur-conservateur du musée, notre poète avait collaboré à l’esprit fumiste de la revue insolente entre toutes Le Sourire, animée par Alphonse Allais. Max Jacob était de surcroît, entre autres pas de côté, un pilier de la S.A.F. : la Société des amis de Fantomas.

Il passait littéralement sa vie (jusqu’à quatre fois par semaine) au cirque Medrano. Le côté foutraque de ses activités pourrait être multiplié à l’infini. On pense au compositeur Erik Satie pour ce rôle de perpétuel persifleur inattendu, totalement inclassable et le revendiquant avec humour.

L’exposition reproduit une lettre hilarante en treize points de Max Jacob, datant de 1922 et affirmant : « Je n’ai pas fait de cubisme. » Les arguments y sont tous plus spécieux et loufoques les uns que les autres. Et ce, de la première justification (« Parce que n’entendant parler que de cela j’étais bien aise de penser à autre chose ») à la dernière : « Tout ça, c’est la faute à Picasso. »

Max Jacob était écartelé entre deux désirs : l’appartenance et la désertion. Une phrase le définit tout entier, dans sa fidélité qui ne cesse de prendre le chemin des écoliers, dans ses amitiés aux allures de lignes de fuite : « Qu’on ne me reproche pas de ne pas être allé à la conférence de notre cher et admirable poète Guillaume Apollinaire : j’ai joué à la marelle toute la journée samedi. »

La liberté semblait son oxygène, mais il paraissait dans le même temps souffrir d’une surdose de licence, au point de se faire l’apôtre de la contrainte. Se décrétant « premier dadaïste », il n’en prônait pas moins un retour « aux constructions rigoureuses et à l’ordre » auprès de son ami Tristan Tzara, créateur officiel de Dada.

La foi

Les choses se corsèrent avec la foi. Max Jacob fut converti par deux apparitions – une de plus que Paul Claudel. Ses amis crurent d’abord aux effets de l’éther. Mais non, il croyait dur comme fer. Catholique il devint. Il entra quasiment dans les ordre – nous y revoilà donc –, mais toujours en soumis insoumis, en fervent renégat, en mystique de la poudre d’escampette.

Il s’établit à Saint-Benoît-sur-Loire, à l’ombre de la basilique, menant une vie de moine sans l’être, entouré de prêtres mais jamais prisonniers d’eux, éternel insatisfait. Le poète se fait ainsi pénitent de 1921 à 1928. Puis il revient à Paris s’installer dans un hôtel de la rue Nollet, aux Batignolles.

Picasso lui propose en vain de s’installer avec lui, comme au bon vieux temps, en 1935. L’année suivante, Max Jacob repart s’enterrer vivant, si vivant, à Saint-Benoît. Oscillations géographiques qui ne sont rien, comparées à d’autres tensions.

Né dans une famille juive de Quimper, converti au catholicisme, l’homme n’en reste pas moins fidèle à une passion qu’il acclimate en toute hétérodoxie : l’ésotérisme, chez lui constitué de couches sédimentaires. Il y a d’abord ce qu’il a étudié avec exaltation : la Kabbale en général et le Zohar en particulier. La mystique juive et les commentaires de la Torah n’ont pour lui guère de secrets. À cela s’ajoutent l’astrologie, la numérologie et la chiromancie.

Sofia Lautrec, « Un poème III (La couronne de Vulcain) », 2024. Lire encadré ci-dessus. Trois verres soufflés, environ 30 × 40 × 100 cm chacun, maître verrier : Frédéric Alary – verrerie de Soisy-sur-École et La Couronne de Vulcain (un conte de Max Jacob), 2024, vidéo. Photo : Sofia Lautrec

Oui, le devin Max lisait dans la paume de la main de ses amis et Picasso, superstitieux comme pas deux, avait gardé deux études de chiromancie présentées dans l’exposition. Le poète avait dessiné la menotte du peintre en y ajoutant des interprétations de son cru sur « ligne de chance » et « tempérament ardent ». Ces pièces sont habituellement visibles au musée Picasso de Barcelone.

Ce n’est pas le cas de la Pochette astrologie, jamais présentée jusqu’à présent au public, avec des formules géométriques, gnostiques ou théosophiques à même de ravir les amateurs et surtout les fondus d’occultisme, voire de magie. « Le prêtre est un magicien, la Sainte Messe est une opération magique », affirmait du reste Max Jacob, servant surchauffé d’un syncrétisme enivrant.

Et comme si tant de tensions et de tectoniques intérieures ne suffisaient pas, le poète vivait une homosexualité cryptée, que Picasso décrypta en sculptant son ami en 1905 sous les traits d’un fou mi-médiéval mi-clown de Medrano – fol qui ne comprend pas l’allusion à la folle, c’est-à-dire le gay avant la lettre.

Une fois encore rien n’est simple et Gwendoline Corthier-Hardouin, co-commissaire de l’exposition, affirme à Mediapart : « Quand de jeunes homosexuels en venaient à se confier à lui, Max Jacob leur conseillait de se marier. » En guise de couverture ? « Non, pour rentrer dans l’ordre des choses et vivre en paix. »

Une peinture de Max Jacob illustre dans l’avant-dernière salle l’extraordinaire complexité déchirée sinon disloquée de l’artiste. Il s’agit de sa plus grand huile sur toile, conservée dans la collection que le baron Oscar Guez avait accumulée dans son musée du Petit Palais à Genève, invisible aujourd’hui : Au cirque (1912).

Max Jacob, « Au cirque », 1912, huile sur toile, 73 x 93 cm, Association des Amis du Petit Palais, Genève. © Adagp, Paris, 2024. Photo : Studio Monique Bernaz, Genève

Contemporaine d’une autre œuvre exposée et peinte à Céret même, Corrida, cette scène circassienne trahit les mystères de l’arène. En premier plan, des êtres étranges semblent porter des masques comme dans les tableaux de James Ensor, qu’admirait tant Max Jacob. En arrière-plan, une écuyère, instable, légère et sans doute angoissée, indiscernable surtout, a tout l’air d’un autoportrait codé de l’artiste, qui donna parfois l’impression de ne savoir sur quel pied danser.

Il portait souvent des pantoufles roses. Et le clou de l’exposition s’en inspire dans un motif floral. C’est un portrait magnifiquement conservé dans une collection particulière tenue secrète. Il n’avait pas été présenté en France depuis plus d’un siècle. Il date de 1913 et fut peint par Jean Metzinger.

Tout Max est là, énigmatique mais révélé sémiotiquement. Le masque sur son œil droit, par exemple, renvoie à Fantomas. Et le poète au chapeau melon, au col cassé mais aux mules rose bonbon « nous contraignait à dîner sous une profusions de quolibets », devait noter plus tard Metzinger.

Jean Metzinger, « Portrait de Max Jacob », 1913, huile sur toile, 92,7 x 65,4 cm, collection privée, courtesy Jacques de la Béraudière. © Adagp, Paris, 2024. Photo : Reto Pedrini

Max Jacob fut-il pris à partie par la presse d’extrême droite pour son homosexualité – L’Action française de Maurras chassait avec fureur « les invertis » ? Gwendoline Corthier-Hardouin n’a pas d’exemple en tête. Néanmoins, il incarnait pour sûr ce que détestait et continue de détester le nationalisme intégral : la dualité et la pluralité des identités.

Pendant l’occupation nazie, qui permet aux fascistes français d’exulter dans la haine de l’Autre, Max Jacob est arrêté à Saint-Benoît-sur-Loire à la fin février 1944. Conduit par la Gestapo à la prison militaire d’Orléans, il y divertit ses codétenus en leur chantant des airs d’opéra-bouffe.

Toutes les tentatives de le sortir des griffes hitléro-pétainistes échouent. Conduit au camp de Drancy, il y meurt le 5 mars – pneumonie et collapsus cardiaque –.  Son frère et sa sœur ont été déportés à Auschwitz.

Picasso, suspect et surveillé, n’a rien pu faire. Jean Cocteau et Sacha Guitry, introduits auprès de la puissance occupante, n’ont rien su faire. « Sache… ô Guitry… que… que… que… comme elles font, font, font, les petites marionnettes, comme elles font, font, font, trois petites tours et… et… et… », grinçait trois décennies plus tôt Max Jacob, dans un texte avec en regard des eaux fortes de Picasso : Saint Matorel (1911).

Jean Boullet, « Portrait de Max Jacob à l’étoile jaune », 1943, dessin à l’encre de Chine sur papier, 30 x 20 cm, musée des Beaux-Arts de Quimper. © Adagp, Paris, 2024. Photo : mbaq

En 1912, dans Les Œuvres burlesques et mystiques de frère Matorel mort au couvent – illustré par André Derain –, on lit ceci, sous le titre Statue fêlée (à noter une licence poétique transformant l’argile en masculin) :

« Sa mort n’effarouche aucun frère ou sœur.
L’ombre est sur tes pas très noire et si frêle
C’est comme un raisin battu par la grêle.
Mais sur l’autel clair un grand jour préside
Pour dire au passant que mon cœur est vide,
Et qu’aucun argile n’est moins sec, moins vieux
Que mon cœur, mon cœur, que mon cœur sans dieux. »

L’exposition et son catalogue permettent de découvrir les écrits prémonitoires – tout créateur est forcément chamane – de cet artiste qui soufflait, en bout de course : « Ma vie finit dans le noir » (9 février 1944).

Dans son recueil de 1921, Le Laboratoire central, un poème intitulé Plus d’astrologie contient ces deux vers annonciateurs : « Tous les hommes illustres décédés en quatre ans/ Les notaires qui vendaient nos terres sont au camp. »

Le 19 mars 1944, deux semaines exactement après la mort de Max Jacob, a lieu chez Louise (surnommée Zette) et Michel Leiris une lecture de la pièce de Picasso : Le Désir attrapé par la queue. Albert Camus assure une ébauche de mise en scène. Une photo fameuse montre, assis au premier rang, Sartre, Camus et Leiris, tandis qu’au deuxième rang, debout, Jacques Lacan, Pierre Reverdy, Valentine Hugo, Simone de Beauvoir ou encore Brassaï entourent Picasso.

Celui-ci avait fait dresser, dans le salon des Leiris, le portrait de Max Jacob qu’il avait réalisé en 1915, « à la Ingres » – d’où la bronca des milieux artistiques d’alors face à une telle volte-face stylistique du peintre, jugée régressive.

Max Jacob était devenu « l’absente de tous bouquet » (Mallarmé), lui qui eût tant brillé en ce dernier hiver de l’occupation nazie marqué, dans le Paris de la rive gauche, par Le Désir attrapé par la queue. Le poète avait participé, en 1917, à la direction des chœurs de la pièce signée Guillaume Apollinaire plus Germaine et Pierre Albert-Birot : Les Mamelles de Tirésias.

De toute évidence, Max aurait dû être de la fête. Une idéologie d’exclusion mortifère et ses sbires scélérats en décidèrent autrement. Voilà ce qu’induit cette magnifique exposition laissant un goût de cendre, à Céret, cité catalane qui fit écrire ces lignes à Jacob, au printemps 1913, dans une lettre à Jean-Richard Bloch :

« Tout est à angle droit dans cette patrie du cubisme, les maisons de hauteurs inégales et sans toits, les devantures des boutiques qui sont plus hautes que larges, pavées de mosaïques et propres, les nez des gens, les épaules des hommes & la poitrine des femmes ainsi que leurs foulards, les aloès des routes, les palmiers des avenues, les oliviers tordus des champs & les mentons des vieux et des vieilles. »

Il faut retrouver, in situ, Max Jacob. Il a été élevé au rang de poète mort pour la France le 17 novembre 1960, sous la présidence de Charles de Gaulle, ce chef de l’État ennemi de l’extrême droite française qu’il trouva toujours en travers de sa route.

« Max Jacob. Le cubisme fantasque », du 29 juin au 1er décembre 2024.

Musée d’Art moderne : 8 boulevard du Maréchal Joffre, 66400 Céret.



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