• ven. Sep 20th, 2024

Blablacar et TotalEnergies ont exagéré sur leurs économies d’énergie


C’est la fin d’un montage financier abracadabrantesque. Le Conseil d’État a annulé le 25 juin le décret servant à financer les primes de 100 euros aux nouveaux covoitureurs, dispositif mis en place en 2023 par le gouvernement. Une décision qui égratigne un mécanisme central dans le financement de la transition énergétique.

Pour comprendre la portée de ce jugement, il faut s’arrêter sur le système complexe et de plus en plus controversé des certificats d’économie d’énergie (CEE) : depuis 2005, et de manière plus significative à partir de 2022, les entreprises du secteur de l’énergie sont obligées par l’État de financer des actions d’économie d’énergie. Concrètement, elles versent de l’argent à des entreprises vertueuses pour financer des projets en échange de précieux certificats.

Exemple dans le covoiturage : TotalEnergies donne de l’argent à Blablacar pour que ce dernier offre une prime « de bienvenue » à chaque nouveau conducteur. Par ce geste, on considère que TotalEnergies permet de convertir un nouveau conducteur au covoiturage. Conducteur qui multipliera les trajets et permettra — on l’espère — à des passagers d’économiser de l’essence. C’est cette économie d’énergie, toute virtuelle, qui se retrouve monétisée et constitue le cœur de la transaction entre TotalEnergies et Blablacar.

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Comme pour les désormais célèbres quotas carbone, l’argent de ce nouveau marché financier ne transite pas par le Trésor public. Il échappe donc largement au contrôle démocratique. L’État a néanmoins un rôle crucial, car c’est lui qui fixe, par décret, la quantité d’énergie économisée que représente chaque opération.

Or, le décret signé par les services du ministre de la Transition énergétique en septembre 2022 retenait une estimation particulièrement généreuse : chaque nouveau covoitureur inscrit représentait l’équivalent de 21 000 km de voiture évités. Pire, en 2023, ce barème a été doublé d’un simple trait de plume dans un décret « coup de pouce ». À chaque nouveau covoitureur, une économie équivalente à 42 000 km de voiture évités pouvait donc être monétisée par Blablacar.

Des retombées gonflées artificiellement

Comment expliquer qu’une estimation aussi généreuse ait été retenue par l’administration ? C’est justement ce qui a fait tiquer le Conseil d’État. Le ministère n’a pu fournir « aucune étude indépendante » ni « élément permettant d’étayer sérieusement […] ces hypothèses », écrit le Conseil d’État dans son jugement. Au bout du compte, l’administration a commis une « erreur manifeste d’appréciation » en retenant cette estimation, estiment les juges.

Dans cette affaire, Blablacar et TotalEnergies semblent avoir directement dicté à l’administration l’estimation qu’elle devait retenir. Les discussions préparatoires au décret litigieux, en 2022, étaient notamment fondées sur une étude réalisée par Blablacar et jamais rendue publique. Selon nos informations, TotalEnergies est aussi intervenu, en septembre 2022, à travers un amendement déposé devant le Conseil supérieur de l’énergie (CSE). Amendement dans lequel il suggérait le volume d’économie d’énergie finalement retenu dans la rédaction de l’arrêté.

L’intérêt pécuniaire est immédiat pour Blablacar

Les deux entreprises ont donc, conjointement, incité l’administration à gonfler artificiellement les retombées de l’opération covoiturage. Pourquoi ? L’intérêt pécuniaire est immédiat pour Blablacar, car plus l’estimation des économies est élevée, plus elle peut vendre de CEE. Pour TotalEnergies, cette exagération offrait un « gisement » de CEE dont elle a cruellement besoin pour honorer les obligations que lui impose l’État. Tout en restant dans le domaine de la voiture, qui continue malgré tout de représenter un débouché pour son essence.

« La plupart des passagers [de covoiturage] ne renoncent pas à leur véhicule, mais délaissent le train, souligne d’ailleurs dans un récent entretien à Reporterre le journaliste Fabien Ginisty, auteur de Blablacar et son monde. Et comme le covoiturage réduit le coût des trajets, il y aurait in fine plus de véhicules sur les routes. »

Du côté du gouvernement, cette estimation plus qu’optimiste permettait de faire financer, par TotalEnergies (et Engie dans une moindre mesure), la prime de 100 euros pour les nouveaux inscrits sur les plateformes de covoiturage, une mesure phare de son plan covoiturage annoncé fin 2022.

Blablacar empoche une marge nette de 66 %

Ce nouveau business opaque a rapporté 90 millions d’euros à Blablacar en 2023, selon les chiffres communiqués par l’entreprise. Un tiers de cette somme a été reversé aux covoitureurs sous la forme de primes, ce qui laisse au géant français du covoiturage une marge confortable de 66 % sur cette opération CEE.

En 2023, cet afflux de cash dans les poches des covoitureurs a créé un engouement. Les chiffres officiels enregistrent une moyenne de 1 million de covoiturages mensuels depuis janvier 2024, soit trois fois plus que deux ans plus tôt sur la même période. Mais beaucoup de ces nouveaux trajets résultent d’un effet d’aubaine : des personnes partageant déjà leurs trajets, dans le cercle familial ou professionnel, se sont inscrites sur les plateformes pour empocher les 100 euros promis par Blablacar.

Ce système a rapporté 90 millions d’euros à Blablacar en 2023.
Wikimedia Commons/CC BYSA 4.0/Michał Beim

C’est notamment à cause de ce constat, appuyé par un rapport sévère du laboratoire d’idées Forum Vies mobiles, en septembre 2023, que le gouvernement a débranché fin 2023 l’opération « coup de pouce » pour les trajets longues distances. En conséquence, depuis janvier, « l’offre de bienvenue » distribuée par Blablacar était retombée à 25 euros. Jusqu’à ce que le Conseil d’État, par sa décision du 25 juin, y mette finalement un terme.

Contacté par Reporterre, Blablacar « prend acte de cette décision », estimant qu’elle ne porte que sur un « manque de précision » entourant le barème litigieux. « Le Conseil d’État ne remet aucunement en cause le fond du dispositif ni les économies d’énergie générées par le covoiturage », juge l’entreprise, qui continue de croire « dans la poursuite d’une politique publique d’incitation au covoiturage ». TotalEnergies, de son côté, n’a pas souhaité commenter cette décision.

Un dispositif « pollueur-payeur » largement dévoyé

Dans le viseur, désormais, le même système de monétisation des économies d’énergies virtuelles pour le covoiturage « courte distance » (inférieur à 80 km). D’après le barème fixé par l’administration, chaque nouvel inscrit est censé effectuer 5 trajets hebdomadaires, 45 semaines par an, pendant cinq ans. Avec le « coup de pouce » décrété en 2023 et reconduit en 2024, qui double ces valeurs, chaque nouvel inscrit équivaut d’entrée à dix trajets par semaine.

Le business des CEE est également au centre d’une autre affaire d’exagération éclaboussant indirectement TotalEnergies, dans le domaine cette fois de la rénovation thermique des bâtiments. Plusieurs entreprises du secteur sont soupçonnées d’avoir menti au moment du diagnostic énergétique des logements, pour gonfler la facture de rénovation, comme l’a révélé Marianne début juin.

Les CEE ont aussi servi à financer des routes solaires à l’intérêt écologique douteux, l’achat de bateaux à propulsion électrique ou hybride, ou encore le chèque de 50 euros pour réparer son vélo au moment du déconfinement, qui a fait apparaître de nombreux réparateurs de vélos ambulants. Dans tous ces exemples, la politique des CEE, entourée d’une grande opacité, est soupçonnée d’exagérer dans des proportions indécentes les économies d’énergie.

Au global, cette politique est censée avoir permis d’économiser un cinquième de la consommation d’énergie primaire annuelle de la France, sur la seule année 2023. Dans la réalité, la consommation énergétique du pays n’a pas décru dans les mêmes proportions, souligne Le Monde dans une enquête publiée le 19 juin.

Tout ceci pose in fine la question de la rationalité des dépenses publiques et de la gouvernance d’une politique qui représente 5 milliards d’euros de similitaxes par an. Beaucoup d’acteurs, jusque dans les ministères, demandent que le système soit transformé en taxe, pour faire enfin l’objet d’un contrôle démocratique. Notamment parce que les énergéticiens répercutent son coût sur les factures — 180 euros en moyenne par an pour chaque ménage, selon une étude d’Artelys pour l’Ademe citée par Le Monde. Le business saugrenu des CEE représente donc un coût, bien réel celui-là, pour les Français.



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