
Elena Subach et Viacheslav Poliakov. – De la série « City of Gardens » (La Ville des jardins), 2018
elenasubach.com – via-poliakov.com
De faibles lumières apparaissent dans le noir. Elles dessinent les fenêtres identiques d’un immeuble en béton de Varsovie. Les cris de six enfants résonnent dans la cour en ciment. Des bambins courent dans un loft moderne et l’un saute à pieds joints sur un sofa chic. Le propriétaire, M. Darek Gocławski, converse en russe avec leurs mères, Mmes Tatiana Levtchenko, Irina C. et Anna B. (1). Ce sont ses « invitées » d’Ukraine, explique cet architecte polonais.
Dès le 24 février, jour de l’invasion russe du pays voisin, il a proposé d’héberger des déplacés de guerre dans son vaste espace de travail. « Les femmes et les enfants déferlaient à la gare, je ne pouvais pas ne rien faire. La guerre n’est qu’à trois cents kilomètres de chez moi, s’émeut-il. J’ai lancé un appel sur le réseau Facebook. Je pensais que cet accueil serait temporaire. » Mais la guerre dure encore. L’exode aussi. Alors au printemps, ce père de famille a demandé à ses vingt et un collaborateurs qui occupaient ce plateau de travailler à distance. Il a investi 6 400 euros pour créer trois chambres et une cuisine. Il a accroché une balançoire au plafond. Les croquis de perspectives se mélangent maintenant aux coloriages d’enfants sur les murs blancs.
Les locations se raréfient dans les grandes villes
Dès les premiers jours de l’attaque russe, la Pologne et ses trente-huit millions d’habitants, soutiens affichés de Kiev, se sont mobilisés en sa faveur. Le Parlement a voté une loi garantissant aux déplacés ukrainiens un accès au marché du travail, à l’éducation, aux prestations sociales. Le gouvernement national-conservateur du parti Droit et justice (PiS) a parallèlement lancé un programme octroyant aux Polonais 8,50 euros par jour pour l’hébergement et le couvert d’une personne ukrainienne, pendant trois mois.
Depuis février, près de 7 millions d’Ukrainiens seraient passés par la Pologne, où résidaient déjà 1,5 million de travailleurs avant l’invasion. Dès les premiers jours, femmes et enfants ont convergé vers la frontière commune longue de 535 kilomètres, tracée dans les plaines, tandis que les hommes revenaient en Ukraine ou y restaient, mobilisés par la loi martiale. En novembre dernier, les autorités enregistraient officiellement environ 1,5 million de réfugiés arrivés depuis neuf mois, dont environ 60 % auraient trouvé un emploi, qui s’ajoutent donc aux immigrés plus anciens. En outre, entre 800 000 et 1 million d’Ukrainiens font des allers-retours entre les deux pays et ne sont pas enregistrés.
L’hébergement des déplacés repose toujours en partie sur la société civile, précisent les organisations non gouvernementales (ONG) interrogées, même s’il n’existe pas de chiffre officiel. Ainsi, M. Gocławski, à l’instar de nombre de ses proches, a accueilli vingt-deux Ukrainiens depuis février. Neuf résident toujours chez lui, tiraillés entre une installation en Pologne et l’espoir d’un retour en Ukraine. Les trois mamans vivent de petits boulots alimentaires différents de ceux de leur vie d’« avant », tout en s’occupant des enfants. Mme Levtchenko s’angoisse de son manque de temps disponible : « Je dois garder mon fils de 3 ans. » Anna B. a mis ses enfants de 6, 9 et 12 ans à l’école « pour les socialiser ». Ils parlent maintenant le polonais, une langue slave assez proche de l’ukrainien. « Moi, je ne le comprends pas. Je repars de zéro », s’attriste cette ancienne banquière dont « l’esprit est à Zaporijia », sa ville bombardée. Irina C., apicultrice venue d’un village voisin, « rentrera à la maison avant Noël », assure-t-elle. Ses deux enfants ont tenté d’aller à l’école. Mais des conflits entre les petits camarades parlant pour certains ukrainien et d’autres russe ont éclaté. Ils suivent désormais des cours en ligne mis en place par Kiev, en accord avec Varsovie, comme plus de la moitié des enfants déplacés.
Les traits tirés, M. Gocławski avoue avoir endossé un « rôle difficile ». « Je dois parfois résoudre des conflits entre femmes qui viennent de classes sociales différentes… Elles m’appellent aussi pour la moindre question. Je leur répète que je ne suis pas leur époux, leur frère ou leur ami, mais quelqu’un qui les aide comme il peut », dit-il. Fatigué, il voudrait cesser d’héberger les déplacés. « De plus en plus de Polonais arrêtent. On s’inquiète maintenant pour les problèmes internes, notamment l’inflation. » Les prix à la consommation ont grimpé de 17,4 % en un an, conséquence du conflit.
Mais M. Gocławski culpabilise, alors que le pays se prépare à une nouvelle vague d’arrivées en raison des coupures dans la fourniture d’énergie dans le pays voisin. « Les Ukrainiens se battent pour notre sécurité, explique-t-il. Si je peux aider leurs femmes ou enfants à vivre avec respect, je le fais. S’ils ne combattent pas, nous serons les prochains à être attaqués par Moscou. » Il livre ainsi un sentiment partagé par nombre de Polonais rencontrés. La lassitude de la situation le dispute au devoir motivé par une hostilité envers la Russie, qui participa aux dépeçages de la Pologne à la fin du XVIIIe siècle, puis en 1939. Le souvenir des années 1980, de l’état de siège sous la coupe soviétique, reste encore vif.
On compte 350 000 mineurs déplacés
Les piétons sont rares dans la brume froide qui enveloppe les boulevards de Varsovie bordés de publicités, ce jour de novembre. Les réfugiés ne sont pas laissés à la rue. Comptant 1,8 million d’habitants avant l’invasion, la capitale aurait vu sa population augmenter d’environ 20 %, estimait la presse locale quelques mois après celle-ci. Les locations se raréfient. « Les femmes ukrainiennes, pour beaucoup éduquées, choisissent encore majoritairement les grandes villes comme la capitale, Cracovie, Poznań… pour les opportunités d’emplois », note M. Andrzej Porawski, le président de l’Association des villes de Pologne, qui regrette cette différence avec les campagnes. « Décentraliser davantage l’accueil des Ukrainiens permettrait de soulager les métropoles, estime-t-il. Les prix des loyers y flambent et les écoles sont sous pression. » Environ 150 000 enfants ukrainiens (2) ne parlant pas la langue sont arrivés dans les classes polonaises, sur quelque 350 000 mineurs déplacés enregistrés au total — les autres suivant des cours en ligne. Les professeurs dénoncent un « manque de moyens et de formation », alerte le ZNP, principal syndicat des enseignants polonais. « Mais les villes moyennes et les villages peinent encore trop à attirer des familles. Les Ukrainiens s’imaginent que ce sont des lieux isolés et pauvres, mais cela a changé ! », poursuit M. Porawski.
Marquée par une forte émigration depuis des décennies, la Pologne devient une terre d’immigration. Elle vit une stagnation démographique depuis les années 1990 avec la chute de la fécondité et le départ de nombreux jeunes : deux millions de Polonais travailleraient en Europe occidentale, principalement en Allemagne et dans les îles Britanniques. Ayant échappé à la crise de l’euro (3), l’économie polonaise s’est toutefois beaucoup développée depuis quinze ans, au point de manquer cruellement de main-d’œuvre et d’attirer en masse les Biélorusses et les Ukrainiens. Ces derniers, fuyant leur pays, obtenaient facilement des permis de travail.
Aussi, pour M. Porawski, le mélange de la nouvelle diaspora dans ces communes serait un atout. « Beaucoup de municipalités [dont les plus importantes sont dans l’opposition au gouvernement, insiste-t-il] sont prêtes à les accueillir, elles font beaucoup avec leur propre budget. Et il y a du travail facile à obtenir dans le bâtiment, les services, les transports, l’agriculture… » Il souligne aussi la « proximité culturelle ». Les communautés déjà installées ont beaucoup aidé les nouveaux déplacés pour l’obtention de logements ou de travail. C’est ainsi, par le bouche-à-oreille, que la famille de Mme Iouliia T. s’est retrouvée dans l’une des communes qui constellent les alentours de Poznań, à trois cents kilomètres à l’ouest de Varsovie.
Dès 17 heures, l’obscurité submerge Bogdanowo, un village bordé de sous-bois le long d’une route où filent des poids lourds. Iouliia T., son mari Volodymyr et leurs deux enfants, dont l’un est handicapé, vivent dans l’un de ces immeubles modernes qui tracent l’horizon de la commune de sept cents âmes. Volodymyr, qui a pu quitter l’Ukraine en raison de la charge d’un enfant dépendant, a vite trouvé un emploi de chauffeur. Sa société leur loue le logement à prix d’ami. « Je suis restée sans voix face à l’accueil des Polonais. Ils n’étaient pas obligés de nous accepter. Aurions-nous fait la même chose ? », s’interroge Iouliia T. Son fils, Rostyslav, âgé de 26 ans, lui demande une attention constante : « Il était dans un centre adapté aux handicapés en Ukraine, mais impossible de trouver une place ici… », confie, navrée, cette ancienne secrétaire scolaire. Dans l’appartement aux murs nus, la chaîne ukrainienne ICTV diffuse en continu des images du pays bombardé. Un chat persan se prélasse sous les halètements d’un bouledogue. « Les animaux se sont mieux adaptés à notre exil, ironise Iouliia T. J’attends un signe de Dieu pour repartir le plus vite possible en Ukraine. »
Alors que les déplacés restent pour une durée incertaine, « il est nécessaire de réformer les services publics en matière de santé, d’éducation, de prestations sociales… », affirme Mme Myroslava Keryk. Arrivée à Varsovie en 2002, cette femme ukrainienne charismatique y a fondé sept ans plus tard l’Ukrainian House (« la maison ukrainienne »), une organisation visant, selon elle, à « intégrer les déplacés en Pologne, tout en conservant leur identité ukrainienne ». Mme Keryk reconnaît que le gouvernement polonais a « fait ce qu’il fallait en février 2022 pour les déplacés ». Celui-ci assure avoir dépensé 2,5 milliards d’euros, issus d’un fonds spécialement créé pour financer l’aide d’urgence, auxquels se sont ajoutés des fonds des Nations unies et de l’Union européenne.
Certains conflits mémoriels restent pourtant vifs
Depuis février, l’Ukrainian House est sur le pont, comme nombre d’associations. Grâce à « des subventions internationales et des fonds privés », elle est passée de vingt-cinq à cent vingt-cinq salariés qui tentent de développer une vie locale pour les exilés. Des dizaines de milliers d’Ukrainiens se pressent pour accéder aux cours de polonais, aux séances de soutien psychologique, aux formations de développeur Web offerts par Google… Le géant américain abrite d’ailleurs à titre gracieux l’organisation en pleine ascension dans sa tour de verre au cœur de la capitale. Les membres de l’Ukrainian House ont une vue imprenable sur les gratte-ciel qui cernent l’imposant Palais de la culture, un « présent » de Joseph Staline aux Polonais, d’une autre époque.
Mme Agnieszka Kosowicz, dirigeante du Forum polonais sur la migration, souligne, elle, le « retrait » du gouvernement : « Il a mis en place les outils légaux pour l’adaptation des Ukrainiens, mais il a ensuite laissé la société civile faire le reste. » Et pour cause, Varsovie « n’a jamais investi dans les politiques d’intégration », dénonce-t-elle. Connu pour ses positions antimigrants, le parti national-conservateur PiS s’était illustré, en 2015, en refusant l’accueil de Syriens fuyant la guerre. Tout en accueillant les déplacés ukrainiens, il rejette aujourd’hui la présence de migrants majoritairement originaires du Proche-Orient, arrivant par la forêt primaire de Białowieża, frontalière de la Biélorussie, dans le Nord-Est.
« La posture des autorités consistant à ouvrir les frontières aux Ukrainiens était nécessaire », note Mme Kosowicz. Mais cette ouverture repose en partie sur un récit « inquiétant » d’après elle : « Beaucoup légitiment l’accueil de ces Ukrainiennes au titre qu’elles sont des femmes de combattants qui luttent pour nous. Mais que se passera-t-il à la fin de la guerre : seront-elles poussées à rentrer ? »
Le 10 novembre dernier, le premier ministre Mateusz Morawiecki insistait dans une tribune sur la « ressemblance frappante entre la lutte polonaise pour l’indépendance et la guerre que mène l’Ukraine contre la Russie (4) ». Ce combat commun contre l’« oppresseur russe » a pour l’heure mis de côté les querelles ukraino-polonaises. Certains conflits mémoriels restaient pourtant vifs ces dernières années (5), à l’image du massacre de la minorité polonaise de Volhynie par l’Armée insurrectionnelle ukrainienne pendant la seconde guerre mondiale, qualifié de « génocide » par Varsovie — un terme contesté par Kiev. Le 11 novembre, des dizaines de milliers de Polonais marchaient à Varsovie pour le 104e anniversaire de l’indépendance du pays. Sous les drapeaux rouge et blanc, des militants identitaires arboraient une banderole contre l’« ukrainisation » de la Pologne, entre deux slogans antimigrants. Mais cette poignée d’extrémistes n’est pas représentative de l’opinion actuelle dans le pays.