Missiles, mensonges et diplomatie, par Peter Kornbluh (Le Monde diplomatique, janvier 2023)


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Roger Adrian Pérez. – « Daños colaterales » (Dommages collatéraux), 2020

© Roger Adrian Pérez – ArteMorfosis, Zürich

Le 28 octobre 1962, le jour même où Nikita Khrouchtchev annonça publiquement le retrait des missiles balistiques nucléaires que ses forces avaient déployés sur l’île de Cuba, le chef de l’État soviétique adressa un courrier confidentiel au président américain John F. Kennedy, au sujet de l’issue pacifique trouvée à la confrontation entre superpuissances la plus dangereuse de toute l’histoire moderne. Officiellement, l’Union soviétique acceptait de retirer ses missiles en échange de la garantie américaine de renoncer à tout projet d’invasion de Cuba. En réalité, pourtant, la crise ne fut résolue que lorsque le président Kennedy envoya, le 27 octobre au soir, son frère Robert en mission auprès de l’ambassadeur soviétique Anatoli Dobrynine pour lui proposer un marché ultrasecret : les missiles américains en Turquie contre les missiles russes à Cuba.

« J’ai le devoir de vous dire que je comprends combien il est délicat pour vous de prendre en considération l’idée d’un démantèlement des missiles américains basés en Turquie, apprécia Khrouchtchev dans sa lettre à Kennedy, cherchant à obtenir une confirmation écrite de l’arrangement. Je prends en compte la complexité de ce sujet et je pense que vous avez raison dans votre souhait de ne pas en discuter publiquement. »

Dobrynine remit la lettre au ministre de la justice Robert Kennedy au cours d’une seconde rencontre, le 29 octobre. Mais au lieu de la transmettre au président, ce dernier la rendit à l’ambassadeur soviétique en lui donnant l’explication suivante : les États-Unis ne manqueront pas d’« honorer leur promesse, même si elle est donnée verbalement », mais sans laisser aucune trace écrite. « Moi-même, par exemple, je ne souhaite pas prendre le risque de m’impliquer dans la transmission d’une lettre de cette nature, car qui sait où et quand de telles lettres peuvent refaire surface ou être publiées », aurait indiqué Robert Kennedy, selon le rapport qu’en fit Dobrynine au Kremlin. « L’apparition d’un tel document pourrait causer un dommage irréparable à ma future carrière politique. C’est pourquoi nous vous prions de bien vouloir reprendre cette lettre. »

C’est ainsi que s’amorça la longue et épique entreprise de dissimulation d’un marchandage qui avait mis fin à la crise et évité à la planète une guerre nucléaire. Le président Kennedy était déterminé à garder secret le marché des missiles turcs contre les missiles cubains — autant pour préserver le contrôle des États-Unis sur l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN), dont la Turquie était membre, que pour protéger sa propre réputation, qui, tout comme celle de son frère, ne serait pas sortie grandie de la divulgation de ses pourparlers avec Moscou. Aux fins de s’assurer une discrétion maximale, le président décida de mentir à ses trois prédécesseurs encore en vie (Dwight Eisenhower, Harry Truman et Herbert Hoover), d’induire en erreur les médias et d’orchestrer une campagne de sape contre son propre ambassadeur aux Nations unies, Adlai Stevenson — le premier, et sans doute le seul, des conseillers de Kennedy à avoir défendu l’option d’un échange de retraits de missiles, et qu’il importait de ce fait de réduire au silence. Après l’assassinat de John F. Kennedy, un petit cercle de ses anciens conseillers veilla au respect de sa volonté. Grâce à leurs efforts, le mur du silence tint debout durant plus d’un quart de siècle, dénaturant l’histoire et les leçons de l’épisode le plus critique de la guerre froide.

Quelques heures à peine après que Khrouchtchev eut annoncé à la radio sa décision de démanteler les missiles et de les rapatrier, le président Kennedy commençait à diffuser sa propre version de la sortie de crise. Le système d’écoutes de la Maison Blanche a capturé les échanges téléphoniques passés à ce sujet entre Kennedy et ses prédécesseurs. « On ne pouvait pas faire un tel arrangement », affirma-t-il à Eisenhower au sujet d’un accord sur la Turquie, selon ce qu’en a rapporté l’historien de la crise des missiles Sheldon Stern (1). Il servit le même mensonge à Truman, jurant avoir « rejeté » la demande publique de Khrouchtchev concernant les missiles Jupiter en Turquie, et assurant que le Kremlin avait finalement « accepté la proposition initiale » de Washington (de ne pas envahir Cuba). À Hoover, Kennedy rapporta mensongèrement que les Soviétiques en étaient revenus à une « position plus raisonnable » concernant l’offre de non-intervention américaine.

Le jour suivant, le président eut une conversation avec son frère au sujet de la lettre inattendue de Khrouchtchev sur les retraits réciproques de missiles et décida que la conclusion de cette affaire ne devait laisser aucune trace écrite. « Le président Kennedy et moi-même avons estimé qu’un échange épistolaire au sujet de nos discussions n’était guère utile pour le moment », aurait expliqué Robert Kennedy à l’ambassadeur Dobrynine, d’après le compte rendu top-secret noté par le président. « Il a compris ce que nous nous sommes dit, et dans mon esprit rien de plus n’était nécessaire. »

John F. Kennedy s’affaira ensuite à distribuer aux médias les paravents narratifs qui le tiendraient à l’abri de toute spéculation sur l’existence d’une contrepartie cachée. Il donna le feu vert à son plus proche ami, Charles Bartlett, qu’il avait choisi comme émissaire secret auprès des services soviétiques durant la crise des missiles, pour rédiger un compte rendu « vécu de l’intérieur » des prises de décision qui avaient dénoué le conflit. Sa copie, cosignée avec un autre confident de Kennedy, Stewart Alsop, parut le 8 décembre 1962 dans The Saturday Evening Post et ne tarda pas à faire le tour de Washington.

Intitulé « En temps de crise », l’article de Bartlett et Alsop inscrit dans le marbre la version autorisée de la miraculeuse résolution de la crise des missiles. Il s’ouvre sur une citation attribuée au secrétaire d’État Dean Rusk — « Nous sommes face à face, et je crois que l’autre vient juste de cligner des yeux » — qui s’impose aussitôt comme l’expression emblématique du sang-froid présidentiel grâce auquel le monde venait d’échapper d’extrême justesse à l’apocalypse nucléaire. En menaçant d’envahir Cuba, Kennedy avait résolument gagné son bras de fer avec les Soviétiques ; Khrouchtchev avait « cligné des yeux », retiré ses missiles et laissé à l’Amérique une victoire majeure de la guerre froide. « Les mots de Rusk, insistent les auteurs, symbolisent un grand moment de l’histoire américaine. »

Durant les années qui suivirent l’assassinat de Kennedy, ses plus hauts conseillers, bien que parfaitement au courant de l’accord secret avec Moscou, préservèrent le mythe sacré de la crise des missiles. Les Mémoires des anciens collaborateurs du président, comme ceux de Theodore Sorensen, évitent soigneusement toute référence au marchandage. Robert Kennedy a certes décrit en détail sa rencontre du 27 octobre 1962 avec Dobrynine dans son journal intime, mais lorsque celui-ci fut publié à titre posthume en 1969, sous le titre Treize Jours, le passage sensible n’y figurait plus. Vingt ans plus tard, au cours d’une conférence à Moscou sur la crise des missiles, Sorensen admit avoir coupé toute référence au marché Cuba-Turquie : « J’étais l’éditeur du livre de Robert Kennedy. Et ses Mémoires indiquaient très explicitement que [la Turquie] faisait partie de l’accord. Mais, à l’époque, c’était toujours un secret, même du côté américain. (…) J’ai donc pris sur moi de supprimer ce passage. »

« Il n’y a pas eu de fuite », confirme l’ancien conseiller à la sécurité nationale McGeorge Bundy dans son livre paru en 1988, qui révèle le pot aux roses (2). « Pour autant que je sache, aucun d’entre nous n’a divulgué ce qui s’était passé. Dans tous les forums, nous avons nié l’existence d’un accord. »

C’est donc seulement à partir de la fin des années 1980 qu’émergea la véritable histoire du compromis qui avait mis fin à la crise des missiles. En 1987, la bibliothèque présidentielle John F. Kennedy commença à publier les retranscriptions des propos échangés au cours du conflit entre le président et ses conseillers. Les enregistrements de ces échanges faisaient clairement apparaître que Kennedy approuvait la conclusion d’un marché qui permettait d’éviter une conflagration nucléaire. Après l’effondrement de l’Union soviétique, le ministre des affaires étrangères russe accepta de partager des archives-clés, dont les messages de Dobrynine au Kremlin rendant compte de ses négociations avec Robert Kennedy. Puis, à l’occasion des trentième et quarantième anniversaires de la crise des missiles, une série de conférences internationales rassembla à La Havane les ex-conseillers de Kennedy encore en vie, d’anciens responsables militaires soviétiques et Fidel Castro, qui apportèrent de nouveaux éclairages sur les origines de la confrontation, et surtout sur sa conclusion.

Ces connaissances historiques n’ont rien perdu de leur valeur aujourd’hui, à un moment où les menaces de M. Vladimir Poutine de recourir à l’arme nucléaire dans sa guerre contre l’Ukraine provoquent une nouvelle crise. Dans quelle mesure les leçons du passé s’appliquent à la situation présente, nul ne saurait le dire. Mais, dans sa lettre du 28 octobre 1962 au président Kennedy, Khrouchtchev formulait un avertissement prémonitoire au sujet d’un monde en proie aux armes nucléaires : « Monsieur le Président, la crise que nous venons de traverser est susceptible de se reproduire. Cela signifie que nous devons résoudre les problèmes liés à la surabondance de matériel explosif. Nous ne pouvons différer la résolution de ces problèmes, car la prolongation d’une pareille situation est lourde d’incertitudes et de dangers. »



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