• sam. Sep 21st, 2024

à l’île Maurice, la marée noire gâche encore des vies


Rivière des créoles (Île Maurice), reportage

À la lisière de la plage, là où les vaguelettes viennent s’échouer, se dresse un petit rempart sombre. Comme un amoncellement de végétation souillée. « Non, ce n’est pas ce que vous croyez. Les algues ont cette couleur naturellement ici. Si vous cherchez les restes de fioul, il faut aller vers les mangroves, un peu plus dans les terres là-bas. » Vinaye, 45 ans, nous alpague depuis l’ombre salvatrice d’un kiosque de béton érigé de l’autre côté de la plage. Il sait que l’on ne vient généralement pas à Rivière des créoles pour bronzer ou admirer l’océan.

Le petit village côtier de Maurice d’environ 3 000 habitants a été l’un des plus touchés par la marée noire consécutive au naufrage du vraquier japonais MV Wakashio le 25 juillet 2020, et le bruit court que les derniers signes de pollution se trouvent ici, autrefois paradis des pêcheurs de palourdes. « Bien sûr qu’on peut encore voir de l’essence, quand l’eau se retire à marée basse. Mais il faut aller au fond de la forêt de mangrove, continue Vinaye. Nous, on y allait avant pour récupérer nos appâts, des petits vers qu’on trouvait facilement ici. Aujourd’hui il n’y en a plus du tout, ou presque pas, on est obligés d’aller en haute mer et ça nous prend 1 heure 30 ou 2 heures de plus tous les jours. »

Le naufrage de ce navire destiné au transport de marchandises en vrac avait à l’époque plongé le pays dans une crise politique et économique historique, en pleine pandémie de Covid-19. Il s’était échoué sur les récifs de la pointe d’Esny, une zone à la fois très fréquentée et réputée dangereuse pour les bateaux, libérant plus d’un millier de litres de fioul. Le capitaine du navire et son second ont plaidé coupable et ont été condamnés à vingt mois de prison ferme pour « mise en danger de la sécurité de la circulation ».

« C’est très difficile de vivre de la pêche aujourd’hui »

Aucune étude précise n’a encore démontré les effets à long terme sur le parc marin de Blue Bay, une zone humide protégée depuis 2008. Mais les pêcheurs, plaisanciers, skippers ou simples habitants de la côte Sud-Est de l’île n’en démordent pas : il reste des traces de cette catastrophe écologique et économique. « Il y a beaucoup moins de fruits de mer ou de crabes, glisse Kisnel Beehary, un pêcheur de 49 ans, tout en nettoyant le moteur de son bateau à quai. Avant, quand je ratais un poisson, je m’en fichais, je savais qu’il y en avait dix autres qui viendraient après. Maintenant, je me dis que c’est sûrement fini pour la journée. Par rapport à 2019, je dirais que je fais entre 70 et 80 % de chiffre d’affaires en moins. C’est très difficile de vivre de la pêche aujourd’hui. »

Les traces de fioul se voient encore dans les mangroves, comme ici à Petit Bel Air.
© Guillaume Poisson / Reporterre

L’océanologue mauricien Vassen Kauppaymuthoo, spécialiste des fuites d’hydrocarbure dans l’environnement, est d’ailleurs catégorique : « Le fioul est toujours présent dans les sédiments, emprisonné dans les mangroves ou dans les zones de boue. Le pétrole présent dans le navire était qui plus est d’un niveau de toxicité particulièrement élevé, l’équilibre de l’écosystème a été durablement perturbé. Cela peut durer des décennies. »

Kisnel Beehary fait partie des pêcheurs professionnels, détenteurs d’un permis et donc éligibles aux allocations mises en place par le gouvernement pour venir en aide aux populations touchées par la marée noire en 2020. « On a reçu à peu près 113 000 roupies [à peu près 2 300 euros, sachant que le salaire moyen à Maurice était de 415 euros en 2022 d’après Stats Mauritius] pour 10 mois sans activité. Autant vous dire qu’en deux mois tout était fini. » Il y a un an, plus d’un millier de victimes déposaient une plainte collective à l’encontre des armateurs, réclamant 100 millions d’euros d’indemnisations.

L’entraide pour survivre

Aujourd’hui, Kisnel Beehary et les autres professionnels ont la possibilité d’aller pêcher en haute mer ou dans d’autres lagons, quitte à voir leurs frais de carburant gonfler. Mais une grande partie des pêcheurs n’ont en réalité pas de permis d’exercer à Maurice. Ils ne sont donc pas comptabilisés dans les statistiques, pas plus qu’ils n’ont accès aux aides ou à la capacité matérielle pour s’exiler dans des eaux plus poissonneuses.

Noëla Lagaillarde, 49 ans, tient un long fil blanc entre ses doigts, pieds nus sur un rocher trempé par les vagues. Tout au bout, un hameçon flotte paisiblement. « La mer, ça a toujours été toute notre vie, dit-elle. On y venait pour se trouver à manger. On avait des petits boulots pour avoir un peu d’argent de côté, mais c’est tout, on n’avait pas besoin de plus. »

« Quand on a un poisson c’est la fête »

Depuis trois ans, Noëla ne peut plus seulement compter sur les crustacés ou les petits poissons trouvés lors de la pêche du matin. « La plupart du temps, on n’a rien. Quand on a un poisson c’est la fête. On partage avec les voisins. Heureusement on s’entraide. Sinon les femmes vont travailler dans les champs de canne, les hommes vont se faire maçons. Mais ça arrive qu’on n’ait rien à donner à manger aux enfants. Alors on leur donne du thé. Sans lait. Le Wakashio a tout bouleversé. »

Noela Lagaillarde raconte avoir du mal à trouver à manger pour sa famille depuis la marée noire.
© Guillaume Poisson / Reporterre

Le poids de l’économie informelle est considérable à Maurice (estimé à environ 22 millions de roupies, soit 440 000 euros, selon la dernière mesure de Stats Mauritius, datant de 2018), ce qui réduit fortement les effets des dispositifs d’accompagnement pensés par le gouvernement. De même, les métiers gravitant autour de la mer mais n’y étant pas directement reliés pâtissent encore aujourd’hui des effets de la marée noire.

Gunness Swobash, par exemple, assure avoir du mal à se faire entendre des autorités quand il recherche un soutien pour son « Snack Waterfront », une petite boutique située face à la mer, Bois des Amourettes. « On a eu une baisse de fréquentation d’à peu près 60 % depuis le Wakashio. Avant on était connus sur toute la côte pour nos fruits de mer. On allait en pêcher là, juste devant, puis on en faisait de bons plats pour les pêcheurs, les promeneurs ou même les touristes. Mais quand je dis que c’est à cause du Wakashio, on me dit que c’est fini, que la vie a repris depuis et qu’il faut passer à autre chose. » Contacté, le ministère de l’Économie bleue, en charge de l’accompagnement aux victimes de la marée noire, n’a pas donné suite.

« Toutes les huîtres étaient pleines de fioul »

Selon Gunness, c’est surtout la confiance dans les produits de la mer qui a été ébranlée. « Pendant plusieurs mois, tous les coquillages, toutes les huîtres étaient pleines de fioul. Plus personne n’en mangeait. Depuis, c’est resté dans la tête des gens, il y a une peur. » Il assure que ses propres enfants ont eu la peau rouge et des plaques aux jambes « pendant plusieurs mois » après la marée noire. « Je comprends que les gens se méfient. C’est un traumatisme. »

Gunness Swobash tient le Snack Waterfront à bout de bras, malgré la baisse de fréquentation.
© Guillaume Poisson / Reporterre

Virjinie Orange raconte elle aussi une période noire, dont elle est à peine sortie quatre ans après. « Je vais mieux, mais quelque chose s’est cassé, confie cette skipper de 43 ans à la poupe de son bateau. Je suis tombée dans une dépression, j’ai dû aller voir un psychologue et je me suis mise à faire du slam pour évacuer tout ça. Sans ça je ne pense pas que je serais là à vous parler aujourd’hui. »

Pendant plusieurs mois, elle s’est occupée de la livraison de colis alimentaires à 250 familles dans le besoin autour de Mahebourg, dans le sillage de la marée noire. « J’ai vu des gens dans une misère profonde, des gens qui n’avaient jamais rien demandé de leur vie, être obligés d’attendre tous les jours notre venue pour pouvoir donner à manger à leurs enfants. Ils se sont sentis juger, méprisés. J’ai un ami skipper qui s’est suicidé. Il avait tout perdu. » Elle s’arrête un instant, tourne la tête vers l’océan qu’elle fend en deux avec son embarcation. « Les gens qui viennent d’ailleurs ont oublié. Même les Mauriciens qui ne vivent pas ici. Ils viennent, ils voient la mer bleue, le ciel bleu, ils se disent que tout va bien. Mais ça ne va toujours pas. »



Source link

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *