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« Je ne crois pas en la politique » : avec les abstentionnistes des quartiers populaires de Marseille

ByVeritatis

Juil 6, 2024


Marseille (Bouches-du-Rhône).– La terrasse de la boulangerie la plus proche de l’arrêt de bus HLM Néréides, dans le 11e arrondissement de Marseille, commence à se remplir. Karim, Mouhyeddine et Roger*, eux, sont là depuis plusieurs heures. Comme souvent, ils occupent une table un peu à l’écart. Parler politique, en revanche, ne fait pas partie de leurs habitudes.

Karim assure pourtant avoir voté, dimanche 30 juin, « pour le Front populaire », lance d’emblée cet homme d’une quarantaine d’années sans qu’on lui pose la question. À sa gauche, Mouhyeddine ne peut pas en dire autant. Il avoue ne pas s’être préoccupé des modalités nécessaires.

Vérifier qu’il est bien inscrit, où voter, retrouver ses papiers d’identité… « C’est facile, je t’aide si tu veux », lui propose Karim. De quoi énerver le troisième larron. « Non mais ça va pas ! Ne fais pas ça ! », lui lance Roger qui se lève carrément de sa chaise. Pour ce dernier, mettre un bulletin dans l’urne revient seulement à « voter pour un salaire ». Celui d’un député, beaucoup trop payé à son goût. « Ouais, ça on le sait, mais ils votent des lois quand même ! », lui rétorque le premier. Le ton monte, les arguments restent les mêmes.

Des isoloirs dans un gymnase de Marseille pour le premier tour des élections législatives à Marseille le 30 juin 2024. © Photo Laurent Coust / Abaca

Comme Mouhyeddine et Roger, 33 % des Français·es inscrit·es sur les listes électorales n’ont pas fait le déplacement dans un bureau de vote dimanche 30 juin. Dans les Bouches-du-Rhône, ce pourcentage est sensiblement le même, 33,5 %, soit 482 011 personnes. Mais surtout, un pourcentage qui ne prend pas en compte les personnes non inscrites. Si on parle d’une « forte mobilisation », il s’agit d’un constat relatif aux scrutins précédents.

Dans les faits, à Marseille, quelque 200 000 personnes inscrites sur les listes électorales n’ont pas voté au premier tour des élections législatives, soit 37 % des inscrit·es. Si l’on considère la totalité de la population majeure, autour de 60 % des Marseillais·es ne sont pas passé·es par un bureau de vote.

© jvinzent

Dans le bureau de vote des Néréides, cette petite cité au pied des collines du sud de la ville, le taux d’abstention s’élève à 53 % des inscrit·es. À quelques pas de la table qui s’engatse, Ahmed attend son patron. Les mains et le pantalon tachés de plâtre, ce sexagénaire se roule une cigarette avant de faire part de sa vision de la politique. Ahmed ne vote pas, il ne l’a jamais fait, et ne le fera sûrement jamais.

Ce Franco-Algérien estime que la politique telle qu’exercée aujourd’hui en France ne pourra rien changer. « Il y a des gens consciencieux : la preuve, ils ont réussi à faire une union. Mais franchement, je me dis que ce n’est pas la peine, je n’ai pas l’élan. Et puis, tout se décide à Bruxelles », lâche-t-il, désabusé. Ahmed pointe « la déconnexion » des hommes et femmes politiques avec la réalité. « Le matin, ils montent dans leur voiture avec chauffeur quand moi j’ai les yeux rivés sur la jauge d’essence et que je me demande ce que je vais manger », ajoute celui qui se présente comme « un enfant de la DDASS qui travaille depuis qu’il a 14 ans ».

Voter, pour quoi faire ?

La montée du Rassemblement national ? Même s’il fait partie des « premiers concernés », il ne ressent pas de crainte. « Ils n’auront pas de majorité et puis même, qu’est-ce qu’ils vont faire ? » Supprimer le RSA, les allocations familiales, l’accès aux postes stratégiques pour les binationaux… « Avec ou sans le FN, il y a déjà un plafond de verre », conclut ce père de famille. Celui du Rassemblement national a encore été repoussé dans cette 6e circonscription de Marseille, où son candidat comptabilise plus de 38 % des voix exprimées, devant la candidate du Nouveau Front populaire qui en décroche 28,2 %.

Comme les Néréides, La Capelette, qui fait aussi partie de la 6e circo, affiche dans certains bureaux de vote les taux d’abstention les plus importants de la ville. Dans le bureau 1002 de ce quartier du 10e arrondissement, par exemple, 49 % des inscrit·es se sont abstenu·es.

Agathe en fait partie. Les bras chargés de sacs de courses, cette « femme de ménage remplaçante » explique ne pas avoir eu le temps de voter. « Je remplace des femmes de ménage qui partent en vacances l’été, je suis comme une saisonnière, donc je travaille même le dimanche », détaille-t-elle en s’épongeant le front. Arrivée du Congo à Marseille il y a dix ans, et au vu des résultats de ce premier tour, Agathe dit regretter de ne pas s’être exprimée par les urnes. Et le second tour ? « Si j’ai le temps, là, je vais y aller », lance-t-elle avant de reprendre la route.

Autant profiter de son dimanche.

Margaux, 20 ans

Ne pas avoir le temps, ou ne pas le prendre. Margaux, 20 ans, robe moulante et lèvres refaites, le dit sans détour : « Voter ? La flemme. » Cette auditrice financière qui vit également dans le quartier explique ne pas voir l’intérêt du geste. « J’ai l’impression que mon vote ne servira à rien, et je ne saurais même pas pour qui voter, répond du tac au tac la jeune femme qui attend son bus. En fait, je ne crois pas en la politique, peu importe qui est au pouvoir. » 

Le bus tarde, et Margaux explique faire partie de la classe moyenne supérieure, et donc, dit-elle, ne pas être concernée par les mesures mises en avant par les différents candidats. « À part les impôts et la retraite, mais franchement, la retraite, je pense qu’on n’en aura pas d’ici trente ans. Alors autant profiter de son dimanche. »

Des ami·es, des proches qui pourraient voir leur quotidien changer si les idées du Rassemblement national étaient portées à l’Assemblée ? Là encore, la jeune femme ne se sent pas concernée, voire épouse les idées du RN : « Qu’ils renvoient les cassos, arrêtent les APL, le RSA… moi, je ne touche même pas la prime d’activité. Et puis, je ne vis pas dans le 15e, le 14e ou le 13e. Je ne connais pas de gens qui pourraient être concernés. De toute façon, les gens en difficulté sont souvent des débrouillards. Je dis pas, j’aimerais qu’on puisse aider tout le monde, mais est-ce que la France en a les moyens ? Je ne crois pas. »

En parler ou pas

Bar des Quatre Chemins, Frais-Vallon. Dans ce secteur du 13e arrondissement, plus au nord de la ville, les taux d’abstention correspondent à ceux des Néréides et de La Capelette, et oscillent entre 47 % et 50 % des inscrit·es.  Accoudés au comptoir, Mathieu et Patrick* font une pause en tenue de chantier. Une vingtaine d’années les sépare, mais tous deux s’accordent pour répondre à nos questions. Voter ? Ils disent ne pas avoir le temps. « Nous, on se préoccupe de ce qu’on a dans notre assiette, pas de qui va passer. »

Là encore, si on pousse la discussion, ils finissent par donner un avis sur les forces en présence lors de ce second tour. Ce qui ne les mènera pas davantage aux urnes. « Mais dites-nous si le RN passe. Au moins, les choses vont bouger. Et puis nous, on fera un commerce de valises et hop ! Tout le monde dans le bateau », osent-ils. De l’autre côté du zinc, Ali* leur sert le café. Lui souffle avoir « évidemment » voté, mais coupe court à la discussion : « Dans un bar, on ne parle pas politique. »

Au salon de coiffure d’en face, on peut parler politique, mais on ne vote pas pour autant. « C’est tous les mêmes, je n’ai jamais vu de changement. Et même si le Rassemblement national passe, je ne crois pas qu’ils feront grand-chose », débute Marcelle, la coiffeuse qui vit et travaille dans le quartier depuis quarante ans. Nadjia se joint à la conversation. « La politique et moi, ça fait deux, et de toute façon, dans l’islam, c’est péché de voter », justifie la cliente, qui poursuit : « Du coup, j’ai fait une procuration à ma voisine en lui disant “tu votes pour qui tu veux, sauf le FN”. »

Ce n’est pas juste pendant les élections qu’il faut monter au créneau. Le reste du temps, les acteurs politiques doivent se mobiliser.

Andrée Antolini, directrice du centre social de Frais-Vallon

Sa nièce la rejoint, et va plus loin : « Je ne vote pas par conviction religieuse, seul Dieu a le pouvoir. Et personne ne pourra m’empêcher de porter ça », justifie-t-elle d’un ton assuré, en montrant son abaya. Si aucun texte islamique n’interdit le vote, l’interdiction du voile dans l’espace public fait bien partie des rengaines du Rassemblement national. Une fois Nadjia et sa nièce parties, Marcelle se lâche : « Je n’ai rien contre elles, mais je ne suis pas contre certaines mesures du Rassemblement national. Il y en a marre qu’elles nous imposent leur tenue. »

Méconnaissance des institutions, perte de confiance dans la classe politique, sentiment d’abandon, croyances religieuses auxquelles viennent parfois s’ajouter la stigmatisation d’une communauté et une xénophobie décomplexée. Foule de facteurs observés par les travailleurs sociaux notamment. La directrice du centre social de Frais-Vallon, par exemple, a un temps organisé des ateliers de « conscientisation au vote »Interrogée par Marsactu, Andrée Antolini se pose cette fois-ci en observatrice. « J’ai vu une crainte chez certaines personnes issues de la population immigrée postcoloniale, cadre-t-elle. Mais ce n’est pas juste pendant les élections qu’il faut monter au créneau. Le reste du temps, les acteurs politiques doivent se mobiliser et ne pas laisser les acteurs sociaux seuls dans certains endroits. »

D’autres éléments pourraient, selon elle, expliquer l’abstention : « Ici, on est dans un quartier qui a été labouré par le clientélisme, ce qui a rendu opaques les fonctions et compétences des politiques. Ajoutez à cela la banalisation de certains propos et la porosité entre la droite et l’extrême droite, qui font que celle-ci ne fait plus peur. »

Aujourd’hui, avec les réseaux sociaux notamment, on est dans une politique de l’image. Les idées passent au second plan et cela profite à l’extrême droite qui ne fait plus peur.

Louka, militant du NFP

Quelques jours avant le premier tour, des militants du Front populaire tractaient au métro La-Rose. Tout comme leur candidat dans cette 3e circonscription, l’écolo Amine Kessaci, arrivé en deuxième position derrière la candidate du Rassemblement national, beaucoup ont en tête l’importance de l’abstention. Ici le vote se fracture entre noyaux villageois acquis au RN et grandes cités en proie à l’abstention.

« Il y a dans le vote une surreprésentation des populations riches tandis que les populations précaires ont des problèmes plus urgents, comme remplir le frigo, analyse Louka, jeune habitant de Château-Gombert, qui tracte pour le candidat du Nouveau Front populaire. Sans compter qu’aujourd’hui, avec les réseaux sociaux notamment, on est dans une politique de l’image. Les idées passent au second plan et cela profite à l’extrême droite qui ne fait plus peur. »

« On sent un désintérêt total, en plus du fait que les gens se sentent délaissés. Le plus gros enjeu va être de faire se mobiliser ceux qui ne votent pas », prolonge un autre militant. Des abstentionnistes souvent très éloignés de la politique. Tandis que le second tour, lui, n’a jamais été aussi proche.



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