quand la rénovation urbaine est antisociale


Roubaix (Nord), reportage

À quelques encablures de la gare de Roubaix, Florian Vertriest, 30 ans, fait visiter la place de la Grand-Mère, située dans le quartier de l’Alma : avec ses coursives et son architecture unique, l’endroit a du cachet. Il n’y a pas si longtemps, la place de la Grand-Mère portait encore bien son nom du fait de la présence d’un foyer intergénérationnel abritant de nombreuses femmes de « chibanis », ces travailleurs maghrébins arrivés en France après la Seconde Guerre mondiale. Un réseau d’entraide solide s’y était développé ; mais au nom d’un projet de rénovation urbaine, le foyer est promis à la destruction, comme 486 autres bâtiments du quartier, qui ne seront pas reconstruits.

Relogées dans un nouveau foyer, ces personnes âgées ont mal vécu la rupture. « En six mois, on en a perdu trois, dont celle qui avait la meilleure santé, dit Florian Vertriest, la voix tremblante d’émotion. Il y a des grands-mères qui se perdent dans la ville. » Pour le Roubaisien, cette situation est un exemple, parmi des dizaines, des torts qu’il attribue au projet d’urbanisme. « Cette rénovation urbaine est un gâchis social, un gâchis environnemental, un gâchis économique. »


Construit entre les années 1970-1980, le quartier était un modèle d’architecture.
© Stéphane Dubromel / Reporterre

Né dans les années 1970-1980, le quartier de l’Alma, peuplé de 6 800 habitants, est aujourd’hui l’un des plus dégradés et défavorisés de Roubaix — elle-même l’une des villes les plus pauvres de France. Le quartier est l’objet d’un projet de rénovation urbaine lancé il y a une dizaine d’années. Au menu, la démolition de 486 bâtiments (34 à 37 % du quartier), mais aussi la réhabilitation de 392 logements. Le tout pour un montant total de 133 millions d’euros — dont 45 millions financés par la métropole européenne de Lille (MEL) et 39 millions pour l’Agence nationale pour la rénovation urbaine (Anru).

Or, le projet connaît une contestation grandissante depuis 2021. Dénonçant la verticalité du processus de décision, Florian Vertriest, enfant de l’Alma, est devenu président du collectif contre les démolitions à l’Alma-Gare. En 2023, un référé-suspension a été déposé par le collectif devant le tribunal administratif pour stopper les travaux. Sans succès.


Florian Vertriest, membre fondateur du collectif Non à la démolition dans le quartier de l’Alma-Gare.
© Stéphane Dubromel / Reporterre

Une « stratégie du pourrissement »

Constitué d’habitants, mais aussi de sociologues et d’urbanistes, le collectif reproche aux acteurs — mairie, métropole, Anru — d’avoir mis aux oubliettes le principe de « coconstruction ». « S’il y avait eu de la discussion, le projet aurait ressemblé au souhait des habitants, dit Florian Vertriest. Là, il y a eu du mépris et des réunions d’information descendantes. » Le président du collectif insiste sur le manque d’information des habitants, et évoque notamment une réunion en visioconférence, alors que de nombreux habitants du quartier sont touchés par la « fracture numérique ».

Le but affiché des nombreuses destructions est de réduire la densification du quartier. Pour les opposants, l’objectif non avoué des promoteurs du projet est le changement de population : faire le vide dans le quartier, et attendre qu’il redevienne attractif. « On veut faire partir les gens à tout prix : c’est la stratégie du pourrissement, estime Julien Talpin, sociologue, chercheur au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et spécialiste de Roubaix. Les habitants de l’Alma le subissent de plein fouet. Le quartier a été laissé à l’abandon depuis des années pour justifier tout cela, c’est une stratégie pour produire du consentement, pour que les gens acceptent de partir. »

De son côté, le député La France insoumise (LFI) de la circonscription, David Guiraud, soutien affiché du collectif et candidat à la mairie de Roubaix, dénonce l’aspect « sécuritaire » du projet. « On veut mettre les habitants ailleurs. Cette manière de concevoir la rénovation urbaine est antisociale. »


Dans le hall d’un immeuble encore occupé.
© Stéphane Dubromel / Reporterre

Des contre-propositions sont nées d’un travail mené par le collectif. Une place importante y est accordée à la culture, et surtout à l’écologie. Pêle-mêle, les propositions suggèrent l’installation de pompes à chaleur, de la végétalisation, et surtout le respect de l’esprit originel du quartier de l’Alma, un quartier piéton, accessible aux personnes à mobilité réduite et porté sur les mobilités douces. « Notre projet alternatif s’oriente vers des îlots 100 % piétons. Dans nos propositions, des îlots n’ont plus aucun véhicule en surface », explique Florian Vertriest.

Enfin, même si beaucoup d’immeubles sont dans un piteux état, le collectif veut conserver une partie des logements de bonne qualité. « On ne conteste pas tout, affirme Florian Vertriest. Sur 486 démolitions, on en conteste 249. Par contre, des bâtiments historiques résultent de la lutte des années 1970-1980, ils sont un patrimoine matériel et immatériel qu’on serait incapables de reconstruire dans sa qualité. »


Le plan guide du quartier proposé par le collectif.
© Stéphane Dubromel / Reporterre

Un « choc paysager » plutôt que des « démolitions »

Pour la mairie, le projet est lancé, et doit aller de l’avant. « Quand j’écoute certaines critiques, j’en suis à me demander s’ils sont convaincus qu’il faut de la rénovation urbaine  », dit le maire (divers droite), Guillaume Delbar. Selon lui, le but de cette rénovation urbaine — 392 logements seront réhabilités — est de rendre au quartier une certaine attractivité, et à dédensifier « la quatrième ville la plus dense de France ».

Nicolas Deslandre, directeur des grands projets urbains à la mairie de Roubaix, défend le principe social du projet : « Un logement social démoli, c’est un logement social reconstruit. » Mais pas dans le quartier, ce qu’il justifie ainsi : « Il y a un rééquilibrage nécessaire des logements sociaux sur la métropole [de Lille], en particulier sur les communes qui ne respectent pas la loi SRU [relative à la solidarité et au renouvellement urbains]. La reconstruction, vous ne la retrouverez pas sur site », dit-il.


486 bâtiments du quartier seront démolis.
© Stéphane Dubromel / Reporterre

La municipalité défend aussi le volet écologique du projet : pour elle, réduire la densification du quartier permettra une meilleure gestion de l’eau et un meilleur aménagement des îlots de fraîcheur. L’emblématique place de la Grand-Mère sera végétalisée, un choix justifié pour « retrouver un environnement paisible et attractif », dit Nicolas Deslandre, préférant le terme « d’aménagement » ou de « choc paysager » à celui de « démolition ». « Si on fait de la rénovation thermique sur des logements sans aménager les îlots de chaleur, cela ne sert à rien de rénover. L’été, la place de la Grand-Mère est une fournaise. »

« Si l’on ne se met pas autour d’une table,
ça finira mal »

Le maire, Guillaume Delbar, dément les accusations de verticalité : « On est la ville où il y a eu le plus de concertations », affirme-t-il. Il dit rester ouvert à des négociations sur l’aménagement, mais il ne touchera pas aux grandes lignes. « Le cadre a été contractualisé après des discussions. Le cadre n’évoluera pas. » Le premier édile affirme ne pas avoir reçu les propositions alternatives du collectif, ce que conteste ce dernier.

Un « mur de la honte » et des drones

Depuis 2023, la situation est très tendue à l’Alma. Au milieu du quartier, rue Archimède, un mur de 3 mètres de haut protège un chantier de démolition surveillé par des drones. Le chantier, attaqué en fin d’année dernière, a été stoppé pendant des mois puisqu’il était impossible de poursuivre les opérations sans une protection policière.

Lorsque le bruit de la reprise imminente du chantier a couru, début novembre, le « mur » a été abattu par des inconnus — avant d’être relevé — et d’importants renforts policiers sont arrivés : des CRS pratiquant des fouilles sur les habitants, barricadant les rues et se postant sur les toits. « Si l’on ne se met pas autour d’une table, ça finira mal, certifie Florian Vertriest. À partir du moment où l’on doit déployer des hommes pour protéger des murs, ça ne peut que finir mal. Notre crainte, c’est que ça finisse par un affrontement. »


Le «  mur de la honte  », érigé pour protéger les travaux de démolition.
© Stéphane Dubromel / Reporterre

Lorsque les habitants ont appris au début de l’automne — par des personnes bien informées — que ce chantier de démolition nécessitait des coupures d’eau chaude et d’électricité pour des raisons techniques, leur colère s’est amplifiée. Une banderole comportant le message « Monsieur le maire a choisi : démolir, plutôt que nous chauffer » a été déployée le 10 octobre dernier au conseil municipal, au cours d’un épisode qui aura fait couler beaucoup d’encre et attisé les tensions.

« Même des gens qui ne prenaient pas parti se retrouvent aujourd’hui contre le projet. Les personnes privées de chauffage et d’eau chaude, autant vous dire qu’elles sont sacrément énervées », dit un habitant plutôt âgé, lors d’une réunion d’habitants, le 3 novembre.


Le «  mur de la honte  » mesure 3 mètres de haut et protège le chantier de démolition.
© Stéphane Dubromel / Reporterre

Le maire de Roubaix, lui, assume la nécessité de couper le chauffage à un certain nombre d’habitants pour faire avancer le chantier. « Les coupures de chauffage viennent du fait que le chantier ait été bloqué pendant pas mal de temps. Il y a eu 27 plaintes, diverses et variées, liées à des menaces faites soit à des sociétés prestataires, soit à des agents de la métropole de la ville, qui font qu’on a perdu du temps. L’idée, c’est d’arrêter d’en perdre. Les victimes, ce sont les habitants qui vivent dans des conditions difficiles. »



Un conseil municipal sous tension

Lors du conseil municipal de Roubaix du 10 octobre dernier, des incidents ont éclaté entre le collectif, venu avec une soixantaine de jeunes du quartier, et la police. Le collectif accuse la mairie d’avoir donné des directives répressives à la police municipale. La mairie — et une partie de la presse de droite ou d’extrême droite, à l’instar du Journal du dimanche ou de CNews — dénonce, à mots plus ou moins couverts, une manipulation de La France insoumise (LFI) , et une manipulation des jeunes du quartier.

« Il y a d’une manière assez claire, des liens forts. Quand Florian Vertriest s’est présenté au tribunal [pour un recours contre le projet], le député [de la circonscription, David Guiraud] n’était pas loin. On gagnerait à ce que les masques tombent définitivement », dit le maire à Reporterre. Le collectif affirme être « ouvert à tout soutien politique, d’où qu’il vienne ». L’article de nos confrères de StreetPress fait le récit de cette soirée agitée.



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