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Échappées belles, par Bernard Daguerre (Le Monde diplomatique, juillet 2024)

ByVeritatis

Juil 16, 2024


Une jeune femme des temps anciens pour laquelle les hommes se battent, et qui va se venger de leur violence. Une jeune femme d’aujourd’hui qui n’est plus obligée de travailler pour gagner sa vie et qui découvre l’ennui. Deux déploiements romanesques du fantastique lié au féminin, écrits à un siècle ou presque de distance, par deux écrivains japonais.

Le court roman de Yokomitsu Riichi (1923) s’inspire d’une chronique chinoise évoquant la domination d’une reine chamane sur une partie de l’archipel japonais, au IIIe siècle de notre ère (1). L’auteur appartient au mouvement « néo-sensationnaliste ». Ébloui par le Salammbô de Gustave Flaubert alors tout juste traduit, il imagine les tragiques aventures de la jeune princesse Himiko, enlevée le jour de son mariage, et en butte au désir brutal des chefs de clan d’un Japon archaïque. Émerge alors chez Himiko la volonté farouche de les détruire et d’asseoir son pouvoir : « La tristesse dont sa poitrine débordait explosa brusquement, changée en fureur : la haine accumulée contre la force brute des mâles cruels qui faisaient la loi sur terre devenait révolte. » Dans sa robe rouge d’apparat, elle entend désormais maîtriser sa destinée, et monte les prétendants les uns contre les autres.

La sauvagerie du monde est partout à l’œuvre. Les personnages évoluent entre forêts et demeures seigneuriales. Séquencées comme dans un film, les scènes d’amour et de désir, de violence et de mort se déroulent dans un décor somptueusement coloré, où bœufs noirs sauvages et cervidés sont omniprésents, intégrés dans les combats ou dévorés dans des banquets qui tournent à des bacchanales. Comme si l’humanité ne s’était pas encore extraite d’une gangue commune à la vie animale ; ce qu’illustre l’épisode d’une gigantesque battue aux cerfs, pendant laquelle les deux amants en fuite se cachent sous l’amoncellement des cadavres ; quand on les découvre au milieu des animaux abattus, « une belle femme rouge a jailli de la poitrine d’un cerf » s’exclameront les chasseurs, et elle devient « la belle aux cerfs ». En somme, une sorte d’Enkidu à l’envers de celui de l’épopée de Gilgamesh, un personnage vivant au milieu des gazelles qui va rejoindre les humains… Un « roman fauve », comme le qualifie son traducteur. Onirique, fulgurant.

La jeune romancière Hiroko Oyamada (2) propose un tout autre personnage de femme, qui semble être une moderne antithèse du premier : Asa, la trentaine, quitte sans regret son travail mal rémunéré ; elle suit son mari à la campagne, dans la maison prêtée par sa belle-mère. La voilà oisive, dans la vacuité la plus totale : « Chaque journée est devenue aussi assommante que la précédente… C’est comme si le temps glissait entre les doigts, qu’on ne parvenait plus à le saisir ». Mais dans l’ennui quotidien, elle découvre de curieux interstices : en suivant dans la campagne un animal inconnu, elle tombe dans un des trous qu’il creuse le long de la rivière. Telle Alice au pays des merveilles (auquel un des personnages fait d’ailleurs référence), elle semble passer à travers le terne miroir de sa vie et accepter l’étrangeté d’un univers de bizarreries : le grand-père de son mari arrose sans discontinuer son jardin, elle se découvre un beau-frère caché par la famille, solitaire joyeux et raisonneur, les enfants profitant de l’été grouillent en masse dans les hautes herbes, ignorant les adultes et trop nombreux pour ne pas être vaguement menaçants. Cette fable à la fois réaliste et fantastique ne se conclut pas. On ne sait jusqu’où ira la fascinante plasticité d’Asa, dans son adaptation à son environnement, et on est loin de la vengeresse victorieuse de Riichi. Mais d’un siècle à l’autre, la femme a partie liée avec le réel hostile et le surréel…



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