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Des moyens de faire la guerre, par Philippe Leymarie (Le Monde diplomatique, juillet 2024)

ByVeritatis

Juil 23, 2024


«Le 24 février 2022, aux premières heures de la matinée, j’ai senti au plus profond de moi-même que la parenthèse de l’après-guerre s’était refermée. » Le géopolitologue Dominique Moïsi décrypte un monde dominé surtout par ses émotions, comme l’illustre « le divorce que révèle et creuse la guerre en Ukraine », notamment entre Européens (1).

Voir des chars russes se diriger vers Kiev aurait réveillé des souvenirs inquiétants : Budapest en 1956, Prague en 1968. La résilience des Ukrainiens aurait fait de M. Volodymyr Zelensky un « Churchill contemporain », et incité Allemands et Français à se porter au secours des Européens de l’Est. Loin de la « mort cérébrale » prédite par M. Emmanuel Macron en 2019, l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) s’en est trouvée réveillée : « Vladimir Poutine souhaitait “finlandiser” l’Ukraine, il n’a obtenu qu’une “otanisation” de la Finlande et de la Suède (…). Grâce à lui, la mer Baltique devient un lac atlantique ». Mais si Moïsi est sensible aux « émotions pro-ukrainiennes » encore ressenties dans la majorité de l’Europe, il ne mésestime pas qu’aujourd’hui peu de ses citoyens sont prêts à « mourir » pour Kiev.

Il souligne également que la guerre à Gaza aura été, pour le monde arabo-musulman et plus globalement pour les pays du Sud, « la preuve éclatante du deux poids, deux mesures occidental ». Les manifestations récentes de colère contre la présence française dans les pays du Sahel sont mises au compte de ce « facteur émotionnel antioccidental », même si elles auraient été attisées par Moscou.

Faut-il se préparer en France à la guerre, se demande le journaliste spécialisé dans les questions militaires et de défense Jean-Dominique Merchet, qui relève la « hantise de l’esprit munichois », mais pointe surtout « l’illusion de la puissance française » (2) : dans une guerre de haute intensité, son armée pourrait tenir un front d’au maximum quatre-vingts kilomètres ; il lui faudrait un mois pour déployer une seule division ; et elle ne pourrait se maintenir dans la durée, avec chaque jour 1 % de morts et 4 % de blessés… Volontiers condescendantes à l’égard des autres armées européennes, les forces françaises aiment pourtant à se présenter comme un modèle, ce qui leur permet de figurer dans les clubs alliés les plus sélectifs (puissances nucléaires et spatiales, aptes aux opérations amphibies ou équipées de porte-avions, de forces spéciales, etc.). Mais, insiste Merchet, c’est une « armée bonsaï », aux capacités « échantillonnaires », sans masse suffisante en hommes et en matériels, avec des manques criants dans des domaines-clés tels que les missiles sol-sol et sol-air, ou les drones ; et qui rencontre des difficultés de recrutement. La dissuasion nucléaire elle-même, si elle sanctuarise l’Hexagone, contribue de surcroît à l’isoler de ses partenaires européens, qui s’en remettent surtout au « parapluie » américain. À propos des interventions en Afrique, mais aussi d’un outre-mer français de plus en plus contesté et difficile à défendre en tant que tel, Jean-Dominique Merchet estime qu’il « serait temps de faire le deuil de notre imaginaire colonial ».

Ancien coordinateur des opérations militaires extérieures, le général Didier Castres plaide lui aussi pour « un regard dépassionné sur l’Afrique », et une mise à jour du logiciel intellectuel de l’Occident (3). Dans un contexte d’« affolement du monde » et d’incertitude permanente, où la guerre redevient un scénario plausible, il faut « penser l’impensable », en « finir avec l’angélisme », « changer de regard sur l’Autre ». Vaste programme ! Le général voit cependant dans le « patrimoine génétique de l’armée française » — culture expéditionnaire, rusticité (ou capacité de vivre à la dure), maîtrise de l’usage de la force et agilité à se reconfigurer — une chance pour le pays.



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