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De si jolis bunkers, par Nicolas Melan (Le Monde diplomatique, juillet 2024)

ByVeritatis

Juil 24, 2024


On est dans une dystopie. Mais qui se déroule aujourd’hui, ou presque. À la tête des empires de la tech qui rayonnent sur les cinq continents depuis la côte californienne, Lenk Sketlish, Zimri Nommik et Ellen Bywater sont les trois personnes les plus riches du monde. L’apocalypse est toute proche ; les défis climatiques à relever pour préserver la civilisation sont immenses ; tout cela n’intéresse guère ces entrepreneurs en éternelle quête de performance, grands fans des romans d’Ayn Rand. De toute façon ils ont leur porte de sortie, leur futur assuré, sous contrôle, bien balisé. Des bunkers impénétrables et autosuffisants, isolés du reste du monde, les attendent, quelque part sur des îles privatisées, ou en Nouvelle-Zélande. Ces forteresses « post-apo » n’accueilleront qu’une poignée de leurs proches, heureux élus qui auront le privilège d’assister à la fin du monde au bord de la piscine avec air conditionné en prime. L’exfiltration est réglée comme une horloge, et les magnats attendent le jour fatidique, presque avec enthousiasme.

Sauf qu’il n’y a pas qu’un seul avenir en préparation. Martha est le bras droit du puissant Lenk. Et elle s’y connaît un peu en gourous. Elle a grandi au sein d’une secte crépusculaire et, toute sa vie, attendu la fin du monde. Au fil de ses contributions d’inspiration biblique sur des forums survivalistes, elle se lie d’une profonde amitié avec Albert Dabrowski, fondateur de Medlar, aujourd’hui aux mains d’Ellen Bywater, qui l’a évincé. Avec l’aide de l’enfant d’Ellen et Sellah Nommik l’épouse de Zimri, ils élaborent un plan pour de nouveaux lendemains. Ces activistes de la dernière minute, figures de progressistes contemporains, aimeraient croire qu’en reprenant la main sur les empires numériques de leurs proches, ils pourraient changer le cours des choses et endiguer les périls qui guettent l’humanité. Lai Zhen, une influenceuse survivaliste, amante de Martha, se retrouve indirectement mêlée à leur plan…

De la Grèce antique, on se souvient surtout d’Athènes, ses philosophes, ses citoyens et ses esclaves ; de Rome, ses empereurs, ses légions, ses ingénieurs… Que retiendra-t-on de notre époque ? Sans doute le pouvoir de la Silicon Valley, des ultra-riches, des influenceurs — et les projets des survivalistes. C’est tout ce petit monde qui est mis en scène dans le cinquième roman de l’Anglaise Naomi Alderman, également conceptrice de jeux vidéo, et dont Le Pouvoir (Calmann-Lévy, 2018) a rencontré un très vif succès. Celle qu’a saluée Margaret Atwood décrit ici une humanité sur le qui-vive, prête à l’effondrement. Elle saisit une société ultraconnectée, où la technologie accélère l’ancien cours des choses et redéfinit les liens entre les individus. Cette satire brillante invite à modifier ses paramètres. Alderman croit à la nécessité spécifiquement humaine de la confiance mutuelle, et à ses beautés… C’est une révolution de l’ombre qu’elle raconte, celle que l’on a tous dans un coin de la tête, celle que l’on espère voir advenir avant qu’il ne soit trop tard. Avant que les seigneurs de la tech ne privatisent tous nos lendemains.



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