• sam. Sep 21st, 2024

Comment se projeter dans une Terre inhabitable ?


Le futur est-il en train de disparaître ? À mesure que les paysages s’effritent et que la biodiversité s’effondre, notre capacité à nous projeter semble s’être envolée. Sécheresses, canicules, inondations, coulées de boue, érosion des côtes… L’avenir – aux allures d’apocalypse – ne fait plus rêver, si bien que l’on ne le rêve plus collectivement. Le futur « est victime d’une “vacuité projective”, résumait en 2020 le physicien Étienne Klein, dans une interview sur le site L’ADN. Dans les journaux ou à la télé, « on ne nous parle que du présent. Comme si l’urgence [écologique] avait répudié l’avenir comme promesse ». Le cap promis sur le mythe d’une croissance infinie se craquèle de toutes parts sous le poids du dérèglement climatique. Ce sont désormais les prémices d’un futur violent, pollué et aux ressources limitées qui se dessinent sous nos yeux.

Un étang asséché dans la province de Bến Tre, au sud du Vietnam, le 19 mars 2024.
© AFP / Nhac Nguyen

« Le réchauffement de la Terre est plus rapide que prévu. Des changements géologiques habituellement extrêmement lents adviennent maintenant en quelques dizaines d’années. Le futur ne disparaît pas. Au contraire, il nous saute au visage, nous jetant dans l’inconnu et l’imprévisible », juge la philosophe Hélène L’Heuillet, autrice de l’ouvrage L’éloge du retard (Albin Michel, 2024). Celui-ci serait même déjà « dans notre dos, affirme Grégory Quenet, historien de l’environnement, car le changement climatique est déjà engagé pour les cent prochaines années. Et ça, c’est d’une nouveauté absolue ». Une analyse que partage son confrère Dominique Bourg. Selon lui, dans les « petits patelins », parler d’environnement est très anxiogène. « C’est effrayant car la perspective d’une vie meilleure passe nécessairement par une phase extrêmement dure. »

« Il faut désormais apprendre à habiter autrement »

De fait, même si tous les gouvernements du monde arrêtaient d’émettre du CO2 en 2024, les gaz à effet de serre accumulés dans l’atmosphère y persisteraient en partie pendant des décennies voire des siècles. Conséquence : les nouvelles générations auront forcément de moins bonnes conditions de vie que leurs aïeuls. « Le rapport à ses enfants, normalement un rapport de don, devient un rapport de dette », dit Hélène L’Heuillet.

À l’inverse d’un futur dépassé, « le passé, lui, est maintenant devant nous. On reçoit un héritage qu’il faut désormais apprendre à habiter autrement », observe Grégory Quenet. Il cite l’exemple de la construction de logements : « On ne peut ni raser, ni continuer à artificialiser les terres agricoles, les deux produisant autant de CO2. L’enjeu est bien de transformer les usages. Et ça, notre société ne sait pas le faire. » Cette situation inédite a désaxé la flèche du temps, estimait en 2021 l’économiste et militante écologiste Geneviève Azam, dans le magazine Socialter : « La flèche du temps trace une ligne droite et symbolise un temps homogène, linéaire. Il y a plusieurs siècles, ceux qui en sont devenus les maîtres orientèrent cette flèche vers la promesse d’un futur lumineux, unique, éclairant notre présent et reléguant le passé à l’obscurantisme. »

Course effrénée au progrès

La trajectoire était limpide et se résumait à un principe : arracher le plus grand nombre à la pauvreté grâce au progrès, à la technologie et à la domination de la nature. « Entre les années 1930-1950, il y avait une évidence dans le développement scientifique et technique. Ce fut le moment ultime de l’expression de la modernité », relève Dominique Bourg. Depuis, ce système s’est développé, mondialisé, les rythmes de vie se sont accélérés. Jusqu’à « brûler » le futur : « Depuis les années 2000, le futur se replie sur le présent, il en est absorbé et s’use avant même d’avoir pu être effectivement conçu », décrivait en 2011 la sociologue Carmen Leccardi, dans la revue de sciences sociales Temporalités.

Une course effrénée au progrès, à l’innovation, que rien ne semble pouvoir arrêter. Ni le brutal retour de la nature et de ses catastrophes naturelles, ni les sombres prédictions et les multiples alertes de la communauté scientifique sur les risques d’un monde réchauffé. Comme si la croissance des êtres humains et la production à outrance de biens matériels ne connaissaient pas de limites. Et surtout, ne devraient jamais, un jour, rendre des comptes.

Même le tsunami écologique annoncé ne détourne pas les sociétés occidentales de l’ultraconsommation. La raison ? En plus d’avoir été très efficace à ses débuts – notamment via le pillage des ressources à travers la planète et l’exploitation d’autres populations –, « la civilisation industrielle a triomphé parce qu’elle a créé un imaginaire » puissant, attractif et désiré par la majorité des populations, explique Grégory Quenet. Encore aujourd’hui, la plupart des pays s’accrochent à la fable d’une croissance infinie.

Octobre 2021, un an après la tempête Alex qui a ravagé la vallée de la Roya, dans les Alpes-Maritimes.
© Alexandre-Reza Kokabi / Reporterre

Et aussi parce qu’en face, l’horizon de la neutralité carbone reste peu réjouissant. « Cela donne l’impression que c’est la fin de la fête, dit Laurent Fonbaustier, juriste et auteur du livre Environnement (Anamosa, 2021). Pourtant, le ver était dans le fruit dès le début : il y a eu un malentendu historique très profond entre l’émancipation et le cadre limité dans lequel celle-ci s’opérerait. » Un sentiment que dépeint ainsi le physicien Étienne Klein (toujours sur le site L’ADN) : « On nous explique qu’il faut innover non pour inventer un autre monde, mais pour empêcher le délitement du nôtre. Comme si nous n’étions plus capables d’expliciter un dessein commun crédible et attractif. On parle d’agir de façon à conserver l’état des choses, non de le bouleverser. Or, une telle conception tourne le dos à l’esprit des Lumières, pour lequel le temps est au contraire constructeur et complice de notre liberté, à la condition que l’on fasse l’effort d’investir dans une certaine représentation du futur. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. »

« Il devient difficile d’échapper aux discours effondristes »

Et c’est là tout le problème, selon les interlocuteurs de Reporterre : l’Occident a fait une erreur colossale de trajectoire économique, politique, et ne sait plus comment redresser la barre. À cause des activités humaines, le globe se dérègle à vitesse grand V et l’objectif de ne pas dépasser le 1,5 °C de réchauffement est quasiment hors d’atteinte. Dès lors, il devient « difficile d’échapper aux discours effondristes pour créer un récit positif agrégeant, souligne Laurent Fonbaustier. Car il y aura des rétroactions redoutables sur les sociétés. Les tensions autour des mégabassines et du partage de l’eau prouvent que nous sommes déjà dans le problème. » Embarquée sur la voie libérale et capitaliste, l’humanité se dirige vers « une expansion à l’infini dans un monde limité. Ce n’est pas raisonnable. Le 21ᵉ siècle doit être écologique, ou il ne sera pas ».

Une « réflexion radicale sur le capitalisme » est nécessaire

L’enjeu ici est « tout simplement de construire une autre civilisation, dit Dominique Bourg. Cette idée ne s’est pas encore imposée. Le jour où elle le sera, on saura ce qu’il faut faire. Là, on est dans l’entre-deux : on a vraiment du mal à imaginer comment on peut vivre autrement alors qu’on nous dit qu’il faut changer. Donc cela a un côté punitif » Et à l’heure actuelle, « il n’y a pas de projet d’avenir car l’écologie s’est organisée autour d’espaces à protéger, à conserver. Elle n’est pas pensée comme une transformation dans le temps, appuie Grégory Quenet. Il faut mettre à distance la catastrophe et, dans l’urgence, trouver les moyens d’étirer le temps afin de se transformer. Si l’on ne trouve pas cette nouvelle figure du temps, l’écomodernisme, avec l’intelligence artificielle et le numérique, l’emportera. »

Pour Laurent Fonbaustier, les prochaines décennies peuvent devenir « le grand rendez-vous avec l’inclusivité du vivant dans sa totalité » et le moment de la déconstruction « du fantasme d’absoluité de l’individu sur la biosphère ».
© Les Naturalistes des terres

De son côté, la philosophe Hélène L’Heuillet estime que ce changement massif de logiciel doit d’abord passer par « une réflexion radicale sur ce qu’est le capitalisme ». « Le changement climatique nous oblige à inventer. Il y a quelque chose d’excitant ». Pour l’instant, le flou demeure : qui sait où nous porteront ces prochaines décennies ? Vers un effondrement de nos sociétés, comme le prédisent certains ? À une généralisation de l’humain-machine en cours de fabrication à la Silicon Valley (États-Unis), comme l’annoncent d’autres ? Pour Laurent Fonbaustier, au contraire, cela peut devenir « le grand rendez-vous avec l’inclusivité du vivant dans sa totalité » et le moment de la déconstruction « du fantasme d’absoluité de l’individu sur la biosphère ».

Une bascule salutaire, qui ne serait pas forcément sans progrès. « On peut progresser dans la solidarité, dans la spiritualité, imaginer une autre forme de réalisation de soi qui ne soit plus dans la destruction de la nature ou dans la consommation », avance Dominique Bourg. Un défi, qui, sûrement, demandera beaucoup de temps.



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