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Les chants des combattantes, par Carlos Pardo (Le Monde diplomatique, juillet 2024)

ByVeritatis

Juil 24, 2024


Debout, poignard à la main, la louve se tient face à l’ennemi, prête à défendre l’enfant, elle-même et ce qui viendra… C’est ainsi, en la paraphrasant, qu’on imagine l’Argentine Alfonsina Storni (1892-1938) (1). Mère à 20 ans, elle signe son premier recueil de poésie en 1916. « Passée par le tamis de toutes les douleurs », elle a fui le troupeau pour gagner la montagne et défend sa liberté devant les « brebis » qui jugent immorale celle qui n’a jamais donné un père à son fils. Alfonsina Storni s’inscrit d’emblée dans le mouvement d’émancipation féminine surgi en ce début de XXe siècle sur le continent — c’est à Buenos Aires que se tient, en 1910, le premier congrès international des femmes. Fréquentant les cercles littéraires, s’essayant au théâtre, Storni enseigne auprès d’enfants défavorisés, intervient dans la presse, et fait de la cause des femmes, de leur éducation et de leur liberté, l’âpre combat d’une vie. D’une santé psychique fragile, la solitaire farouche s’effondre lorsque lui est diagnostiqué un cancer incurable. Son suicide par noyade dans le « cœur fougueux » de la mer fait écho aux images de ses écrits et contribue à sa légende. Elle a inspiré une chanson, Alfonsina y el mar, immortalisée en 1969 par Mercedes Sosa, et devenue un classique.

Peu avant sa mort, Alfonsina Storni se tient aux côtés de la Chilienne Gabriela Mistral (1889-1957) pour un cycle de conférences organisé par l’université de Montevideo. Gabriela Mistral n’a eu de cesse, elle aussi, de mener deux combats : contre le patriarcat, et pour la défense d’un enseignement public obligatoire (2). Elle sera d’ailleurs invitée en 1922 au Mexique pour contribuer à la politique d’éducation. Dès lors, Gabriela Mistral, issue d’un milieu modeste, est propulsée dans une carrière diplomatique qu’elle conjugue avec l’exigence solitaire de la littérature. Paru en 1938, Essart (3) est placé sous le signe du deuil — sa mère vient de mourir — tout en louant une joie intense devant toute manifestation de vie, baignée d’un mysticisme fait d’occultisme, d’hindouisme et de bouddhisme, à l’écoute des éléments. Elle en versera les droits aux institutions qui accueillirent les orphelins de la guerre d’Espagne. Pressoir (4), son dernier recueil, publié trois ans avant sa disparition, témoigne des désastres de la seconde guerre mondiale, du suicide de son fils adoptif, et de celui des époux Zweig, survenu à Petrópolis (Brésil), ville où Mistral exerçait la fonction de consule. Seize années après Essart, la question féminine est toujours centrale. Au sein de l’ensemble « Folles femmes », la silhouette de Gabriela Mistral évolue parmi les ombres de figures brisées et de ferventes héroïnes : « L’Abandonnée », « L’Anxieuse », « La Fugitive », « Celle qui marche » telles sont les « sœurs » de la Chilienne qui, dans un épilogue testamentaire, fait d’un arbre sa dernière demeure.

Gabriela Mistral reçut le prix Nobel de littérature en 1945 — une première pour l’Amérique latine. Elle est aujourd’hui l’icône des féministes sud-américaines et l’une des protagonistes de Premières à éclairer la nuit (5), l’ouvrage que Cécile A. Holdban construit autour de la correspondance imaginaire de quinze poétesses du XXe siècle aux destins tragiques. Mistral y côtoie notamment l’Iranienne Forough Farrokhzad, la Russe Anna Akhmatova, l’Argentine Alejandra Pizarnik ou encore l’Italienne Antonia Pozzi. Toutes admirables.

(1 Alfonsina Storni, Les Cendres. Poésies choisies, édition bilingue, traduction de Béatrice Pépin, Tango Girafe, Paris, 2023, 192 pages, 16 euros. Les Éditions Cap de l’Étang ont précédemment publié plusieurs volumes de ses œuvres, dans une traduction de Monique-Marie Ihry.

(2 De son vrai nom Lucila Godoy Alcayag, elle avait opté pour un pseudonyme rendant hommage à ses deux poètes préférés, Gabriele d’Annunzio et Frédéric Mistral.

(3 Gabriela Mistral, Essart, traduction d’Irène Gayraud, Éditions Unes, Nice, 2021, 192 pages, 23 euros.

(4 Gabriela Mistral, Pressoir, traduction d’Irène Gayraud, Éditions Unes, 2023, 192 pages, 23 euros.

(5 Cécile A. Holdban, Premières à éclairer la nuit, Arléa, Paris, 2024, 206 pages, 21 euros.



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