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Mémoires gay de l’« autre Europe », par Jean-Arnault Dérens (Le Monde diplomatique, juillet 2024)

ByVeritatis

Juil 25, 2024


Sergueï Shikalov a 38 ans. Il se souvient d’une courte période où la Russie a été différente, d’une décennie où l’on pouvait croire que le pays, sortant du choc de la transition, allait se rapprocher des normes culturelles, politiques et sociales associées à l’Europe occidentale (1). Pour des gays nés en Union soviétique, ayant grandi sous la perestroïka, connu leurs premières aventures durant ces années chaotiques où l’irruption du capitalisme sauvage faisait bon ménage avec le maintien des normes morales soviétiques, un nouveau monde semblait à portée de la main.

Il est difficile de savoir quand cette parenthèse s’est refermée. « Mais “ça” s’est fait rapidement. Une dégringolade », écrit Sergueï Shikalov, installé en France depuis 2016, dans son premier roman, directement écrit en français, qui ressemble beaucoup à l’(auto)biographie d’une génération. En 2012, « quand Vladimir Poutine reprit le flambeau de la présidence des mains de son acolyte technophile » [Dmitri Medvedev], les homosexuels redevinrent bien vite une « espèce dangereuse » capable de « contaminer les nouvelles générations » et de « bousculer les fondements de la civilisation russe ».

« Le glas venait de sonner sur les libertés des pédés mais aussi sur celles de tous les autres », poursuit l’auteur, rappelant combien la reconnaissance de la diversité des orientations sexuelles est un excellent marqueur de l’état général des libertés. En Roumanie, il est « presque suicidaire d’être gay », écrit la romancière et poète Dora Pavel dans une étonnante course-poursuite mémorielle au cours de laquelle le narrateur, pris en otage par un détraqué, repasse le film de sa vie (2).

Opposer une Europe occidentale toujours « libérale » à une Europe de l’Est qui serait passée du carcan moralisateur du communisme à celui des Églises, catholiques ou orthodoxes, serait pourtant réducteur. Né en 1944 en Silésie, l’écrivain est-allemand Christoph Hein, grande figure intellectuelle critique, rappelle ainsi que l’homosexualité a été dépénalisée en République démocratique allemande (RDA) en 1967, avant de l’être, deux ans plus tard, en République fédérale (RFA). Le héros tragique de son roman Désarrois (3), qui porte le poids d’un catholicisme rigoriste et du nazisme, gardera toute sa vie le souvenir ensoleillé d’un été d’amour sur les rives de la mer Baltique avec un camarade de lycée, avant d’être emporté par les désillusions de la réunification, au terme d’une longue carrière universitaire à Leipzig.

« Il n’y avait pas d’homosexuels en Pologne jusqu’à ce que quelqu’un les fiche », note enfin Remigiusz Ryziński dans sa passionnante enquête sur Foucault en Pologne (4). Le philosophe français a dirigé en 1958-1959 le centre de civilisation française de l’université de Cracovie, mais son mandat a été écourté pour éviter un scandale lié à son orientation sexuelle. L’homosexualité n’était pourtant pas pénalisée dans la Pologne socialiste de l’époque, mais la police avait ses fichiers et ses informateurs, comme elle les avait du reste en France… L’enquête se lit comme une passionnante plongée dans la vie gay de l’époque à Varsovie.

(1 Sergueï Shikalov, Espèces dangereuses, Seuil, Paris, 2024, 224 pages, 19 euros.

(2 Dora Pavel, Do Not Cross, traduit du roumain par Laure Hinckel, Marie Barbier éditions, Paris, 2024, 182 pages, 16 euros.

(3 Christoph Hein, Désarrois, traduit de l’allemand par Nicole Bary, Métailié, Paris, 2024, 240 pages, 20 euros.

(4 Remigiusz Ryziński, Foucault à Varsovie, traduit du polonais par Margot Carlier, Globe, Paris, 2024, 336 pages, 23 euros.



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