• ven. Sep 20th, 2024

la géoingénierie polaire passe à l’offensive


Manipuler volontairement l’environnement à grande échelle pour « corriger » les catastrophes que nous avons nous-mêmes provoquées : telle pourrait être une définition simplifiée de la géoingénierie. Pendant longtemps, l’idée de jouer ainsi aux apprentis sorciers est restée taboue dans la communauté scientifique. Mais la digue pourrait être en train de céder, notamment après l’organisation de deux séminaires, fin 2023, sur les technologies imaginées pour ralentir la fonte des glaciers polaires.

Plusieurs dizaines de glaciologues et autres chercheurs, ingénieurs et étudiants se sont réunis à l’université de Chicago en octobre 2023 puis à l’université Stanford, en Californie, en décembre 2023. Ces deux rendez-vous étasuniens ont donné lieu à un rapport de synthèse, publié par l’université de Chicago début juillet. Il plaide pour le développement massif de la recherche sur la géoingénierie glaciaire.

Le rapport part d’un constat implacable : l’Antarctique et le Groenland fondent à une vitesse alarmante, à cause du changement climatique, menaçant de provoquer une montée des eaux catastrophique pour nos côtes d’ici quelques décennies. Et même si nous arrêtions immédiatement d’émettre des gaz à effet de serre, il n’est pas impossible que des points de bascule aient déjà été franchis, et ne condamnent déjà une grande part de ces glaciers à l’effondrement.

En conséquence, les auteurs du rapport appellent à une « initiative majeure » permettant d’étudier scientifiquement si, oui ou non, la géoingénierie pourrait apporter des solutions viables pour sauver les calottes glaciaires. Développer la science de la géoingénierie glaciaire est capital, plaident-ils, pour ne pas prendre les mauvaises décisions dans l’urgence lorsque nous nous retrouverons au pied du mur.

« Cela nous prendra 15 à 30 ans d’en apprendre assez pour recommander ou éliminer chacune de ces interventions [de géoingénierie] », a souligné dans un communiqué l’un des coauteurs du rapport, John Moore, professeur au Centre arctique de l’université de Laponie (Finlande).

Une ambition de science-fiction

Les deux pistes que les chercheurs souhaiteraient explorer, jugées comme étant les plus réalistes, sont d’une ambition vertigineuse. La première consiste à creuser une multitude de trous dans les glaciers polaires, sur des centaines voire des milliers de mètres d’épaisseur, pour faire remonter l’eau liquide qui fond à leur base, et la faire regeler en surface. La deuxième vise à installer des rideaux « fibreux » géants au fond de l’océan, sur plusieurs dizaines de kilomètres, le long des glaciers. L’idée serait de dévier les courants d’eau chaude en profondeur, qui provoquent la fonte des plateformes de glace flottantes lorsqu’elles s’infiltrent à leur base.

À l’heure actuelle, ces deux hypothèses relèvent de la pure science-fiction. Au sens propre : l’idée de forages géants pour pomper l’eau fondue des glaciers est déployée dans Le Ministère du futur, le roman best-seller de Kim Stanley Robinson. L’auteur figurait d’ailleurs parmi les participants au séminaire de Stanford, en décembre dernier.

« Il existe beaucoup de gens mégalomanes, suffisamment riches pour développer ce genre de géoingenieries »

Le principe de pomper l’eau à la base des glaciers est théoriquement intéressant : cette eau liquide facilite le glissement du glacier sur le socle rocheux et accélère sa chute vers l’océan. Retirer l’eau pourrait accentuer la force de friction et ralentir le mouvement du glacier, et même enclencher un cercle vertueux, en réduisant la fonte que la chaleur du frottement occasionne.

« Est-ce qu’un tel forage aurait un impact sur un rayon de 10 km, 100 km ou juste de 100 mètres ? On n’en sait rien, et on comprend encore très mal l’hydrologie sous-glaciaire », s’inquiète Hélène Seroussi, glaciologue et professeure associée au Dartmouth College, aux États-Unis.

« La relation entre la quantité d’eau présente et le glissement est complexe. Quand bien même on arriverait à réaliser ces forages d’une complexité sans nom dans un lieu aussi isolé et hostile que l’Antarctique, on n’est pas sûr que ce sera efficace. Et où, sur le glacier, rejette-t-on l’eau pompée ? En augmentant la pression ailleurs, on pourrait même provoquer l’effet inverse que recherché », ajoute Olivier Gagliardini, glaciologue, professeur à l’université Grenoble Alpes.

Que le remède soit pire que le mal : c’est la crainte principale avec la géoingénierie, en intervenant sur des systèmes très complexes, dont les perturbations peuvent engendrer des effets imprévisibles. C’est encore plus vrai pour la seconde option, celle des rideaux océaniques géants. « Couper les courants océaniques, c’est aussi créer une barrière pour la biodiversité. À chaque fois qu’on modifie les écosystèmes, ça entraîne des conséquences imprévues, avec de possibles réactions en chaîne », alerte Olivier Gagliardini.

Le dilemme de la recherche face à l’industrie

Les auteurs du rapport ont eux-mêmes bien conscience de ces risques. Mais ils les opposent aux dangers de ne rien faire, induits par notre trajectoire climatique actuelle. Ils appellent à un débat de fond, « respectueux » et « transparent », de la communauté scientifique, qui doit permettre « d’examiner les risques de ne pas intervenir autant que les risques liés à toute forme d’intervention ».

Étudier plus largement la géoingénierie, même de manière purement théorique, crispe de nombreux scientifiques, par crainte que cela participe de sa normalisation. Olivier Gagliardini assure pour sa part qu’il ne déposera jamais de demande de projet étudiant ce genre de technologies : « Même une évaluation scientifique désintéressée risque de mettre le pied dans la porte : une fois la possibilité de la géoingénierie ouverte, les politiques risquent de s’en emparer sans se soucier le moins du monde de la prudence des évaluations scientifiques. »

Le glacier Jakobshavn, au Groenland.
Wikimedia Commons/CC BYSA 4.0/Giles Laurent

« Il existe beaucoup de gens mégalomanes, suffisamment riches pour développer ce genre de géoingenieries, dans l’idée d’y associer leur nom et de se poser en sauveur du monde », pointe également Frank Pattyn, glaciologue à l’Université libre de Bruxelles. Lui, cependant, est plutôt favorable au développement de la recherche sur l’ingénierie glaciaire. « Nous devons, en tant que chercheurs, produire de la bonne science. Sinon, d’autres le feront moins bien que nous, et avec des intérêts derrière », plaide-t-il.

Tous les chercheurs interrogés partagent le constat d’une communauté scientifique très divisée sur le sujet, clivée par des opinions très tranchées. Tous insistent également sur le risque de basculer dans le technosolutionnisme : une croyance excessive dans la technologie, que mentionne également le rapport, et qui risquerait de relativiser l’urgence de diminuer nos émissions de gaz à effet de serre. « C’est vrai qu’il peut être naïf, en tant que chercheurs, d’imaginer que nos projets ne sont financés que dans le but d’améliorer nos connaissances. Beaucoup d’acteurs susceptibles de nous financer se sont enrichis à l’ère des énergies fossiles, et ont intérêt à mettre en lumière la géoingénierie plutôt que l’urgence de sortir des fossiles », concède Frank Pattyn.

La Silicon Valley dans le costume du sauveur

L’émergence de ces intérêts privés dans le débat est ce qui inquiète le plus les scientifiques. Si quelques études existent en réalité depuis une vingtaine d’années sur les possibilités de l’ingénierie glaciaire, elles restaient jusqu’ici marginales. « Le sujet a pris une nouvelle ampleur depuis un ou deux ans, et notamment avec ces deux séminaires, relève Hélène Seroussi. Ce qui est très nouveau, c’est surtout d’entendre les ambitions de gens extérieurs à la communauté des glaciologues. Beaucoup de chercheurs sont encore surpris, voire sous le choc, d’assister à un tel tournant. »

De fait : après avoir rappelé, avec moult pincettes, l’importance de prendre en compte la science, la justice sociale et les enjeux de gouvernance internationale liés à l’intervention technologique sur les glaciers polaires, le rapport de l’université de Chicago préconise incidemment de travailler en étroite collaboration avec les experts capables d’envisager de tels exploits d’ingénierie. « La plupart de cette expertise se trouve dans les entreprises travaillant dans l’industrie extractive », notent les auteurs.

L’industrie extractiviste, l’une des racines de la crise écologique, se voit donc proposée de devenir la sauveuse de l’humanité. Moyennant finances, évidemment. « Le simple fait de faire des études là-dessus est extrêmement cher, fait remarquer Hélène Seroussi. Et je ne suis pas convaincue de la pertinence de dépenser des milliards pour, au mieux, ralentir la fonte des glaciers sans l’empêcher à terme, au lieu de mettre ces milliards dans les efforts de réduction de nos émissions de carbone. »

La tenue du séminaire de décembre dernier à Stanford, au cœur de la Silicon Valley, ne doit rien au hasard. L’évènement a été financé par Vint Cerf et Steve Crocker, deux figures emblématiques de la tech, considérés comme des pionniers de l’internet. À l’instar de ses investissements dans la géoingénierie solaire, le monde de la tech californienne pourrait ainsi faire de la géoingénierie glaciaire la nouvelle vitrine de son projet démiurgique : sauver le monde par la technologie et le capitalisme.

« De toute manière, des gens sont prêts à mettre des millions de dollars dans ces recherches, les études sur la géoingénierie sont inévitables. La question, c’est est-ce qu’on veut qu’elle soit faite uniquement par le secteur privé ou veut-on mettre de l’argent public sur la table ? » demande Frank Pattyn. Avec en filigrane cet autre dilemme : jusqu’où les débats sur la géoingénierie risquent-ils d’étouffer celui sur l’urgence de réduire nos émissions de gaz à effet de serre ?



Source link

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *