• ven. Sep 20th, 2024

À Duralex, les salariés devenus patrons font face à d’immenses défis


La Chapelle-Saint-Mesmin (Loiret), reportage

« Nous sommes aux anges, mais il y a du boulot. » Devant une salade César « sans salade », le directeur général de Duralex, François Marciano, hésite entre le délice et la trouille. En un mot, il est fébrile. Le 26 juillet, le tribunal de commerce d’Orléans a tranché : Duralex va devenir une société coopérative ouvrière de production (Scop). Dès le 1er août, la société mythique de verre trempé appartiendra à ses salariés, qui plébiscitaient le projet à 60 %. Désormais, Marciano et ses équipes se trouvent au pied de la montagne. Et un peu en tongs, semble-t-il, au vu des enjeux faramineux que représentent la reprise et le maintien à flot d’une usine de cette envergure.

François Marciano, ancien directeur général du site et pilote du passage en société coopérative ouvrière de production.
© Jérémy Piot / Reporterre

Le 1er août, Duralex ne sera plus aux mains de la Compagnie française du verre, également propriétaire de Pyrex, qui l’avait obtenue à la barre du tribunal d’Orléans en 2021. La reprise par les salariés est activement soutenue par la métropole d’Orléans, qui a prévu d’acheter le site de l’usine, son four et ses prairies occupées par des chevaux, pour une somme évaluée entre 5 et 8 millions d’euros. Dans le dossier consulté par Reporterre, le maire d’Orléans, Serge Grouard, ex-LR, qui n’a pas pu répondre à nos questions, s’engage « avec tout son soutien » à « acquérir le bâti foncier, se porter garant d’emprunts et contribuer aux gains de productivités, notamment sur le sujet de l’eau et de l’énergie ». Un geste censé convaincre les banques de financer le projet. Le dossier comprend aussi des lettres de soutien de la Caisse d’épargne ou du Crédit agricole, mais encore aucun prêt à ce jour. De son côté, la région Centre-Val de Loire double l’apport au capital des salariés à ce jour, environ 120 000 euros.

2,5 millions d’euros par mois de coûts de production

Le projet de reprise a reçu l’aval du juge du tribunal de commerce face à deux autres projets qui, tous deux, prévoyaient des licenciements. C’est là que Marciano a voulu tenir la baraque et impliquer l’ensemble des salariés dans un projet de coopérative, d’autant que son poste était directement menacé. « C’est une idée séduisante sur le papier, mais qui ne tiendra pas », estime pour sa part le délégué CGT de l’usine, François Dufranne, depuis ses vacances. D’après lui, la Scop n’a pas les reins assez solides pour viser l’équilibre. Il aurait préféré l’offre de la SARL Tourres et Cie, déjà détentrice de deux verreries, Waltersperger et La Rochère, qui font respectivement du flaconnage de luxe et des arts de la table. Le projet se séparait, certes, de 47 salariés mais « au moins, on aurait été soutenus par un industriel… Là, on n’a personne. » Le syndicaliste est plus que circonspect : depuis une vingtaine d’années, Duralex enchaine les galères et ne s’en remet jamais tout à fait. Entre repreneurs margoulins, actionnaires désintéressés, explosion des coûts de l’énergie, inflation, récession du secteur, chômage partiel… les embûches et défis sont multiples.

Une des chaînes de production de l’usine. Le verre brûlant sort du four pour être modelé, ici sous forme de bol.
© Jérémy Piot / Reporterre

De fait, si le tribunal de commerce a attribué aux salariés le pilotage de l’usine, elle n’a, à ce stade, pas un sou en poche pour redémarrer, hormis un stock de 40 000 palettes d’articles, valorisé à un peu moins de 4 millions d’euros par le tribunal. En réalité, il représente « environ 31 millions d’euros au prix de vente et 20 millions pour les grossistes », affirme Antoine Marciano, responsable administratif et financier de Duralex (et par ailleurs, fils de François Marciano, qui pilote la reprise). Même en repartant à zéro — les dettes ont été balayées —, l’usine doit trouver un fonds de roulement important : c’est un petit gouffre financier qui engloutit 2,5 millions d’euros par mois, rien qu’en coûts de production. Entre le four qui carbure non-stop, la masse salariale des 226 salariés, les 6 à 7 camions hebdomadaires chargés de 30 tonnes de sable de Fontainebleau, les cartons et emballages, la maintenance… cette usine de 79 ans a un coût de revient qu’il faut couvrir tous les mois.

Des produits Duralex.
© Jérémy Piot / Reporterre

Ces montants figurent bien dans la tête de ceux qui soutiennent le projet de Scop. Tatouages sur le bras et gilet jaune sur le dos, Dominique se dit « soulagé » après avoir vécu « dans un ascenseur émotionnel en attendant la décision du tribunal ». Ce cariste, passé par l’armée, la sécurité et la conduite de poids lourds, travaille depuis onze ans à l’atelier de conditionnement. Lui, comme 131 autres salariés, a mis au pot « au moins 500 euros » pour entrer au capital de la coopérative. Au total, c’est donc un minimum de 60 000 euros qui a été récolté. « Au moins, l’outil de production est à nous et on sait pour qui et pour quoi on travaille », dit-il en souriant. Sur le papier, c’est génial : chaque salarié devient actionnaire de son usine, élit un conseil de surveillance et veille au grain.

« Le verre, c’est comme une pâte à crêpes »

La tâche qui attend l’entreprise est immense : il faut retrouver des clients dans un monde devenu ultraconcurrentiel. « Nous allons innover, annonce fièrement François Marciano, en mentionnant l’exemple du verre à whisky le Spirale, que nos actionnaires n’ont pas voulu sortir en France. » « Nous allons profiter de l’ère du vrac, développer le design en interne, reconquérir des appels d’offres de l’Éducation nationale, par exemple. » À cette évocation, Nicolas Rouffet, le directeur industriel, explique que les verres de la cantine de son fils viennent de Turquie… « Sur le marché des arts de la table, Duralex représente 1 % au niveau mondial et 2 % en Europe, il y a donc des segments à prendre ! »

Nicolas Rouffet, directeur industriel du site, dans les bureaux de Duralex.
© Jérémy Piot / Reporterre

Pour y parvenir, l’usine compte sur ses salariés, certes, et aussi sur son four, un bestiau qui souffle 24 h/24 et 7j/7 depuis sept ans, soit 61320 heures de fonctionnement continu. À raison de 444 normo m3/heure, il suce gaz et électricité en quantité — environ 50 GWh par an, 150 les années fastes, dans un rapport de 70% de gaz pour 30% d’électricité — tout en crachant des verres depuis 2017. C’est lui le boss. C’est lui qui exige que tout soit au taquet : les commandes, les envois, les gars et les filles à l’embauche pour les 5 x 8 [1]. C’est aussi lui qui augmente la facture principale de l’usine, qui peut flirter avec les 3 millions d’euros annuels, selon la production en cours.

La salle de contrôle du four.
© Jérémy Piot / Reporterre

C’est lui le boss, mais c’est une jeune ingénieure matériaux de 34 ans, Clarisse Hardy, qui le supervise avec ses équipes. Elle est arrivée en « responsable fusion junior » en 2020, et elle adore assimiler la fabrication de verre à de la pâtisserie. « Le verre, c’est comme une pâte à crêpes. Nous mélangeons et dosons les ingrédients — sable de Fontainebleau, carbonate, pas mal de calcin [du déchet de verre] puis on mélange jusqu’à obtenir une sorte de pâte… Puis ça passe au moule. » L’analogie s’arrête là, car un tel four ne s’éteint jamais.

Clarisse Hardy, ingénieure et responsable du four dans la salle de contrôle.
© Jérémy Piot / Reporterre

À l’heure actuelle, une seule des cinq lignes de production fonctionne. Sur son tapis roulant, les boules de verre en fusion dégringolent dans des moules pour devenir des bols Opaline. La cadence est soutenue — 80 unités par minute — mais l’usine fleure bon l’ennui. Elle est vide, pas seulement parce que c’est l’heure des vacances, mais aussi parce que « les commandes ne sont pas là », dit un salarié qui reconditionne des verres à la main dans des cartons. Plus loin, dans l’immense stock, le silence alourdit l’air déjà chaud. Un cariste ou deux klaxonnent, le temps de préparer une commande sur le quai d’expédition. « C’est calme. » Face à l’explosion du coût des matières premières, du transport, des emballages et de l’énergie, bien sûr, il n’y a pas eu 36 solutions : d’abord réduire la production et, ensuite, écouler ce stock gigantesque de plusieurs centaines de milliers d’articles — assiettes, saladiers et verres mythiques, etc. — réputés à toute épreuve.

Embaucher tout un service commercial

Comment inscrire l’usine mythique Duralex dans le temps long alors que l’usine est énergivore et qu’elle produit ce dont nous n’avons peut-être plus besoin ? Par le passé, l’usine électro-intensive a déjà été bien aidée par l’État. D’abord, lors de l’envolée des prix de l’énergie consécutive à la guerre déclenchée en Ukraine par la Russie. « Nous avons touché 2,5 millions d’euros dans le cadre du plan de résilience qui concernait les usines énergivores comme la nôtre », précise Nicolas Rouffet. Ensuite par un prêt accordé au plus fort de la crise cette année, d’environ 15 millions d’euros, à taux préférentiel.

Deux employés de l’usine s’occupent du conditionnement de verres sortis de la production.
© Jérémy Piot / Reporterre

Peut-être qu’il est temps de se demander ce que des usines électro-intensives destinées aux arts de la table peuvent apporter au monde d’aujourd’hui ? Peut-être que la planète dispose d’assez d’assiettes, de fourchettes et de verres ? Peut-être que la concurrence venue d’Asie ou de Turquie défavorise Duralex. Peut-être que l’inflation qui pousse les gens dans les bras du low cost n’aide pas à écouler des produits Made in France dont, pourtant, tout le monde réclame la présence. À la question de la croissance, nécessaire pour pérenniser les 226 emplois, les dirigeants répondent en chœur : « Nous n’avons pas besoin de croissance mais de reconquérir des parts de marché. Nos actionnaires antérieurs ont perdu un distributeur aux États-Unis, découragé un autre au Proche et Moyen-Orient, et cédé une licence au Brésil. Tout est à faire. » Y compris embaucher tout un service commercial dont il se dit, dans l’usine, que celui de La compagnie du verre n’était pas au niveau, comme s’il avait voulu tuer dans l’œuf sa poule aux potentiels œufs d’or.

Dominique Morillon, cariste et syndiqué CFDT sur le site de Duralex.
© Jérémy Piot / Reporterre

Quand, en 2021, La compagnie du verre, déjà actionnaire de Pyrex, a repris l’affaire et renfloué l’usine, l’achat a intrigué dans le milieu. « Était-ce pour supprimer la concurrence et sacrifier Duralex ? On se le demande encore, dit un responsable syndical national. Pyrex est sur le même segment, il vend ses produits notablement plus cher et, surtout, il était lui aussi victime de la crise. » Comme une suspicion de sabordage industriel dans l’air.

À l’extérieur de l’usine, le verre non utilisé et rejeté par le four servira à la confection de nouveaux éléments.
© Jérémy Piot / Reporterre

À la Fédération chimie et énergie de la CFDT, le changement de gouvernance et d’actionnariat est suivi avec précaution : « Toute la filière verrerie est en difficulté », dit Philippe Schmitt, délégué de la section qui joue la courroie de transmission entre chambres patronales, entreprises et syndicats. Sa vision globale du secteur lui impose la prudence. « Duralex n’est pas seul, Pyrex ou Cristal d’Arc boivent aussi la tasse depuis des années. Pour Duralex, la Scop, ce n’est pas la fin mais le début de l’histoire, il y a énormément de moments critiques à passer avant de s’en sortir. Et puis, il faut que les familles des quatre coins de France achètent du verre Made in France pour les soutenir. » Opposant interne principal au projet de la Scop, le délégué CGT François Dufranne attend de voir : « Tout ce que je leur souhaite, c’est de tenir leurs engagements. Il n’y a plus qu’à voir ce qu’ils sortent. » Et de savoir si la scop Duralex pourra maintenir sa réputation incassable.



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