Fontenay-le-Comte (Vendée), reportage
Au siège du Syndicat mixte Vendée Sèvre Autise (SMVSA) illuminé par un soleil de moisson tardive, le technicien Fabrice Enon reçoit Reporterre suivant un rituel bien rodé. Installation du moniteur, apparition de son fond d’écran aux couleurs d’une libellule du Marais poitevin, image d’ouverture d’une présentation de trente diapositives sur la réussite de la gestion de l’eau dans la zone gérée par le syndicat dans le Sud du département où furent déployées dès 2007 les premières « réserves de substitution » de France.
Bien moins médiatisées que leurs cousines de Poitou-Charentes contestées sous le nom de « mégabassines ». « Des scientifiques sont venus de Paris sceptiques et repartis « convaincus », explique le guide avec des accents de directeur marketing. Il soulève une pommette dans un clin d’œil : « Les Vendéens sont chauvins, désolé ! » Au vu de la publicité que les partisans de ce type de gestion de l’eau font de la réussite vendéenne, il aurait tort de se priver !
Contrairement aux projets très contestés de Nouvelle Aquitaine, les 25 mégabassines du sud de la Vendée feraient « l’unanimité », selon les propos de ses partisans rapportés par Le Figaro. Situés au nord du Marais Poitevin, les ouvrages sont présentés par la chambre d’agriculture des Pays de la Loire comme un « modèle ».
Un « modèle » loin d’être irréprochable
Alors que frémissait le mouvement de contestation agricole début 2024, c’est en Vendée que s’était rendu le ministre de l’Agriculture, Marc Fesneau, clamant : « Il y a besoin de réserves de substitution [le nom technique des bassines], le modèle de Sainte-Soline est un modèle vertueux. » Vertueux pour les bénéfices de l’agriculture irriguée, peut-être, mais pour affronter la crise de l’eau, cela fait débat.
Si les restrictions sur l’usage de l’eau ont permis de réels progrès localement, ces réserves géantes n’ont eu qu’un effet marginal sur les pratiques agricoles, maintenant la dépendance à l’irrigation massive et les tensions durant des périodes de sécheresse de plus en plus marquées. De quoi questionner l’idée que le « modèle vendéen » prouve l’efficacité du système des bassines.
Première différence flagrante entre le Poitou-Charentes et la Vendée : la construction de ces réserves s’inscrivait dans un projet de gestion de l’eau visant à sauver le Marais poitevin et non l’agriculture irriguée. La deuxième zone humide de France, dont l’altitude se trouve par endroits sous le niveau de la mer, voyait au tournant du millénaire ses fossés s’assécher sévèrement à la période estivale, quand les grandes cultures céréalières puisaient sans contrôle dans leurs forages, vidant les nappes peu profondes de la zone.
Adieu prairies inondées, libellules, martins pêcheurs… et statut de parc naturel régional. Au début des années 2000, les techniciens du SMVSA ont sorti piézomètres et calculettes pour évaluer les quantités raisonnables pouvant être puisées.
« Il y avait 60 % de prélèvements en trop l’été »
« Il y avait 60 % de prélèvements en trop l’été, synthétise Fabrice Enon pour Reporterre. Sauf que, si on décidait de baisser de 60 % l’utilisation de l’eau, c’était l’effondrement économique pour les exploitations. » Une négociation a été menée début 2000 entre représentants du monde agricole et collectivités territoriales : les irrigants ont accepté de baisser de 20 % les prélèvements estivaux en échange de la construction de bassines qui stockeraient en hiver les 40 % d’eau restant à économiser en été.
Pour encadrer cette politique, un établissement public a été créé, l’Établissement public du Marais poitevin. Là où, pour les mégabassines de Poitou-Charentes, c’est un établissement privé, la Coop de l’eau des Deux-Sèvres, qui a la main sur les robinets.
Première mesure mise en place en 2007 en Vendée : la hausse des limites légales en dessous desquelles il était autorisé de puiser dans la nappe : de 0 mètre, le seuil dit « niveau de crise » a été relevé à 1,7 mètre puis à 2,5 mètres. Obligés d’attendre le remplissage, les agriculteurs ont puisé moins.
Effet immédiat, la nappe est remontée. Proche de la surface, elle a pu abreuver de nouveau rivières, canaux et fossés, le Marais a retrouvé de ses couleurs, ses libellules et, en 2014, son label. Et tout ça avant même que les bassines ne soient construites.
« Il n’y avait pas besoin de construire des bassines pour restaurer le milieu »
« Quand on relève le niveau de la nappe jusqu’où il est autorisé de pomper, la police de l’eau intervient quand il y a des prélèvements illégaux, c’est pour ça que ça marche, analyse un hydrologue contacté par Reporterre. Mais cette mesure politique aurait pu être prise sans compensation : il n’y avait pas besoin de construire des bassines pour restaurer le milieu. »
De l’avis de la plupart des parties prenantes, la construction des bassines visait à faire passer la pilule des restrictions d’eau. Et les seuils eux-mêmes sont contestés. « Ces autorisations sont très permissives, elles ont été fixées pour permettre l’irrigation, pas pour rétablir les milieux », résume sèchement David Briffaud, agriculteur membre de Bassines non merci Vendée.
Le changement climatique est venu gripper les rouages de ce modèle. Le nombre de jours où le niveau de la nappe permet le remplissage des bassines dans la période prévue par la loi diminue drastiquement en année sèche : entre novembre et mars, le déficit en eau ne permet pas de lancer les pompes entre 20 à 60 jours selon les années, obligeant à des prélèvements plus intenses sur des périodes plus courtes. Les promoteurs du modèle proposent de s’affranchir des dates pour ne remplir qu’en fonction du niveau de la nappe ou de décaler les périodes de remplissage… sans modifier les pratiques agricoles.
Valeur ajoutée et ouverture de marchés
Il faut dire que, pour les représentants des principales organisations agricoles, les bassines du sud de la Vendée ont permis la conquête de nouveaux débouchés : « À partir du moment où l’eau est sécurisée, ça ouvre des marchés et l’irrigation apporte de la valeur ajoutée », explique Éric Porcher, membre de la chambre d’agriculture des Pays de la Loire et exploitant céréalier à Longèves.
Maïs semence, légumes sous serre… mais peu de petites exploitations ou de maraîchage, pour une raison technique propre aux bassines, en Vendée comme en Poitou. « Les pompes qui injectent l’eau des bassines dans les réseaux d’irrigation sont mises en marche en avril, pour les blés et maïs, or, moi, j’ai besoin d’eau toute l’année, explique Olivier Cotron, maraîcher à la ferme des Ores, à Sainte-Gemme-la-Plaine. Rinçant ses poireaux avant le marché avec une eau tirée d’un forage, il ajoute dans un sourire : « On va pas lancer les pompes pour une petite exploitation comme la mienne ! »
Le modèle vendéen de gestion de l’eau a reçu d’importants financements publics via l’Agence de l’eau Loire Bretagne (AELB), qui couvre les bassins du Centre Ouest de la France incluant la Vendée et la majeure partie de Poitou-Charentes. En 2021, un rapport commandé par cette agence a fait un bilan du projet et a souligné notamment les objectifs en matière de changement de pratique agricole : entre 2010 et 2019, les surfaces irriguées sont restées stables avec un recul de 5 % du maïs et un progrès des cultures à forte valeur ajoutée (légumes, fleurs) sur les surfaces ainsi libérées.
Parmi les contreparties aux aides publiques, des « mesures agroécologiques et environnementales », dont la « désirrigation », c’est-à-dire la réduction du recours aux cultures irriguées censées peser pour un quart des économies d’eau. Une mesure abandonnée dès 2014 du fait, selon le rapport, des « réticences » des irrigants au vu des investissements.
« Les contrats de gestion de l’eau passés entre les gestionnaires et les financeurs publics ont été conçus dans une vision très quantitative : la réduction de l’usage des phytosanitaires et engrais n’a pas été pensée, reconnaît Morgan Priol, directrice territoriale de la délégation Maine Loire Océan de l’AELB. Les résultats ont été insuffisants, le monde agricole doit repenser son rapport au changement climatique. »
« Nous ne lâcherons aucun mètre cube en Vendée »
En juillet dernier, le tribunal administratif de Poitiers a renvoyé à leur copie les gestionnaires de l’eau des deux côtés du Marais Poitevin comme l’analysait Reporterre : les volumes de prélèvements autorisés dépassaient systématiquement la capacité des milieux et ne respectaient pas la loi sur l’eau.
Parmi les représentants agricoles réunis devant l’instance le 21 octobre à Poitiers pour contester la décision, Éric Porcher déclarait à nos confrères de Ouest France : « Nous ne lâcherons aucun mètre cube en Vendée et nous allons faire appel. » Cachés derrière la solution prétendue miracle des mégabassines, le problème de la gestion de l’eau s’avère, en Vendée comme ailleurs, être d’abord celui d’une évolution des pratiques agricoles et de sa régulation politique au-delà des intérêts des irrigants.