• ven. Sep 20th, 2024

Et si le sport prônait la coopération et la lenteur ?


Pleurs de joie des vainqueurs, liesse cathartique des spectateurs et même embrassades fraternelles et sororales entre adversaires d’un jour : depuis l’ouverture des Jeux olympiques et paralympiques (JOP) de Paris, le 26 juillet, les traditionnelles scènes d’émotions collectives se multiplient, célébrant les premières médailles. Ce que l’on appelle communément les « valeurs du sport » profite, à l’occasion des JOP, d’une publicité médiatique colossale : plus de 4 milliards de téléspectateurs sont espérés par le Comité international olympique (CIO).

L’événement véhicule toutefois d’autres valeurs, largement moins consensuelles : quête sans fin du dépassement de soi et des autres, désir de puissance, volonté de contrôle, éloge de la compétition, culte de la performance, classement des individus… En un mot, une philosophie de la démesure, antinomique à celle de l’écologie. Alors que le cataclysme écologique en cours souligne plutôt l’urgence de ralentir et de retrouver le sens des limites, le sport semble prôner une éthique à rebours complet de la révolution culturelle dont nous avons besoin. Peut-il encore se réinventer et mettre sa formidable puissance mobilisatrice au service d’une bifurcation civilisationnelle écologique ?

De nombreux sportifs sont eux-mêmes taraudés par cette question. En 2023, le navigateur Stan Thuret annonçait arrêter définitivement la course au large pour raisons écologiques. « On a collectivement été rendus addicts au culte de la performance à travers des récits ancrés et entretenus par un système », déplore l’ex-skipper dans Réduire la voilure (Éditions Robert Laffont, 2024). Il y fait le récit de sa tentative avortée de changer de l’intérieur un « sport monétisé par le capitalisme », embarqué dans une course à la vitesse dénuée de sens.

L’essence totalitaire du sport

Le sport n’a pourtant pas toujours été perverti par l’idéologie du capitalisme qui l’imprègne aujourd’hui. En Grèce antique, racine de l’olympisme, on célébrait les vainqueurs sans s’intéresser à leurs performances. Les Grecs avaient une vision cyclique du temps : « Un temps de la stabilité, du retour ; un temps qui ne recherche pas systématiquement l’amélioration, la progression. Dans ce temps-là, le record n’a pas de sens ; l’athlète cherche à s’approcher d’un modèle intangible et inamovible », avance dans un entretien au Monde l’historien et sociologue Georges Vigarello. De même sous l’Ancien Régime, où la vision aristocratique présupposait que la valeur d’un individu était liée à sa naissance et non à l’entraînement sportif.

Tout change avec « l’esprit bourgeois » et la révolution industrielle de la seconde moitié du XVIIIe siècle. Le sport moderne naît en même tant que le capitalisme, dans une société où l’obsession pour la productivité et la performance nourrit l’idéal de « progrès ». Un monde « très axé sur la recherche et la problématique de l’amélioration de l’humain, de l’homme au sens individuel et de l’espèce au sens collectif, avec l’émergence des sciences humaines, de l’industrialisation de la société et la prédominance de l’idée de perfectibilité qui avait déjà été posée par Rousseau… », détaille sur France Culture Isabelle Queval, philosophe et professeure des universités en sciences de l’éducation.

Dans sa version moderne, le sport est ainsi intrinsèquement lié au capitalisme. Le sociologue Jean-Marie Brohm le définit comme une activité ayant pour finalité la compétition systématique, qui est organisée autour de l’entraînement régulier et qui est contrôlée par une institution (fédération, clubs, etc.) selon des règles strictes. Il oppose le terme à celui des « techniques de corps », « le fait de savoir marcher, sauter, courir, nager, faire l’amour, accoucher, etc. », soit les activités physiques pratiquées en autonomie.

« Une praxis fondée sur l’élimination des faibles, sur le classement et la discrimination physique permanente »

Cette dichotomie des pratiques physiques est elle-même menacée par l’expansion agressive du champ sportif, selon ses détracteurs. « Le sport a l’ambition impérialiste de dominer toutes les autres pratiques, soit en les éliminant, soit en les récupérant. Des pratiques un temps alternatives comme le breakdance, l’escalade ou le surf ont vite été récupérées par le sport, c’est-à-dire par un système institutionnalisé archidominant par ses finances, par ses liens avec les pouvoirs politiques et par sa médiatisation », dénonce Fabien Ollier, professeur d’éducation physique et sportive et directeur de la revue Quel sport ?.

Pour lui, cette dynamique reflète « l’anthropométrie totalitaire du sport », c’est-à-dire une volonté de mesure maniaque des corps puisant à la fois dans les imaginaires fasciste et capitaliste. « On a affaire à une praxis fondée sur l’élimination des faibles, sur la réduction des corps à des quantités abstraites en vue de les comparer constamment, sur le classement et la discrimination physique permanente, déplore-t-il. On retrouve en germe l’idéal de la race supérieure opposée au chétif, au faible, et finalement à l’intellectuel qui dans le milieu sportif fait figure de repoussoir, celui qui est incapable de dépasser ses limites physiques. »

Et de conclure : « Le corps sportif est en somme l’incarnation du principe de rendement capitaliste dans ce qu’il a de plus prédateur : une sorte de rage de dépasser les limites naturelles, humaines, qui conduit inexorablement au flirt avec la mort et aux pratiques d’augmentation du corps par le dopage, la pharmacopée et la technologie afin de transmuter la nature humaine. »

Retrouver une écologie corporelle

Ce rapport totalitaire au corps est également un fait social majeur pour Bernard Andrieu, philosophe du corps. Tant et si bien qu’il a rebaptisé l’Anthropocène, notre époque de ravages écologiques, par le terme de « corpocène ». « Il désigne notre conception capitaliste, coloniale et dominatrice du corps », résume le professeur en Staps, à l’université Paris Cité.

Il plaide pour le retour à une « écologie corporelle », soit une activité physique qui priorise le plaisir, la connaissance de soi et du milieu dans lequel on active son corps par des pratiques lentes. Ce que le chercheur appelle avec ses collègues le « slow sport ». « C’est une pratique corporelle qui cherche la performativité au lieu de la performance. C’est-à-dire la réalisation d’un acte qui correspond à une volonté, pas forcément héroïque mais plutôt relatif à l’amélioration de la connaissance de soi », dit-il.

La réhabilitation de l’effort physique passe pour le chercheur par d’autres batailles sémantiques. Par exemple en remplaçant l’objectif de dépassement par celui d’accomplissement. « L’accomplissement peut être compris comme un approfondissement progressif, en spiral, de la conscience de soi et de son milieu, dans une conception aux antipodes du dépassement occidental linéaire, sans limites, qui pousse le sportif à traverser un milieu sans le voir pour performer dans un trail, par exemple. »

Les pratiques vertueuses pourraient alors s’inspirer des jeux traditionnels, coopératifs, construits comme des vecteurs de socialisation plutôt que comme des compétitions. « On retrouve dans de nombreuses coutumes autochtones, du Brésil au Pays basque, des jeux conviviaux, des courses d’orientation ou des jeux de rôle (comme une fausse traque de chasseurs contre des lapins), fondés sur l’occupation de l’espace et des pratiques collectives éthiques, ritualisées et respectueuses de l’intégrité corporelle des autres », souligne Bernard Andrieu.

« On retrouve en germe l’idéal de la race supérieure opposée au chétif, au faible. » Ici, lors de la compétition de judo aux JO de 2016.
Wikimedia Commons/CC BY 3.0 BR/Roberto Castro

Certaines vertus associées à l’entraînement sportif, comme l’opiniâtreté, la combativité ou la camaraderie ne sont pas non plus à jeter avec l’eau du bain. Elles pourraient s’épanouir en dehors du système de domination pointé du doigt par les voix critiques du sport. « La discipline du corps et certaines modalités d’entraînement ne sont pas intrinsèquement mauvaises, reconnaît Fabien Ollier. Ce n’est évidemment pas pareil d’endurcir son corps dans le cadre, par exemple, de pratiques militantes (comme des combats défensifs contre les forces de répression de manifestants) ou dans des fédérations sportives vectrices de dépolitisation et de narcissisme. »

Pour Jean-Marie Brohm, il serait également vain de nier que l’humain est « porteur d’un principe de concurrence ». Le sport utilise cette propension pour mettre les individus en compétition les uns contre les autres. Tout l’enjeu est de réussir à la détourner pour « tenter de la mettre au service de pratiques physiques imaginatives et profondément sociales », propose-t-il dans le journal Le Chiffon.

Reste que ces projections utopiques sont, pour Fabien Ollier, largement prématurées. « Comme prof d’EPS, j’ai changé 1 000 fois les règles d’un sport pour mes élèves, en transformant des matchs de badminton en chorégraphies de danse, en faisant passer dans l’équipe adverse celui qui marque un but ou en inventant des activités hybrides comme le footby qui supprime à la fois la violence du rugby et le fétichisme sadique du pied frappeur de ballon. Mais cela reste peine perdue tant l’idéologie sportive cimente désormais toutes les activités corporelles. »

Jean-Marie Brohm, lui aussi prof d’EPS pendant vingt-cinq ans, confie s’être également heurté à l’esprit de compétition ancré dans la tête de ses élèves. Pour Fabien Ollier, « tant que des institutions marchandes extrêmement puissantes, comme le CIO, la Fifa ou l’UEFA, gangrenées par la corruption et les pratiques mafieuses, maintiendront leur emprise propagandiste permanente sur le corps humain, toute tentative d’alternative restera dérisoire. Il importe avant tout de critiquer sans ambiguïté les fondements du sport réellement existant. »

L’ouverture des Jeux olympiques, à Paris, a aussi été le moment d’une répression policière massive, dénoncée comme arbitraire, contre des militants écologistes qui protestent notamment contre les ravages écologiques de l’événement. Certains d’entre eux ont été arrêtés pour s’être entraînés à grimper aux arbres. Une activité physique libre manifestement incompatible, pour l’État français, avec les « valeurs du sport ».



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