Jenjarom (Malaisie), reportage
Elle n’en a pas l’air, mais Pua Lay Peng est une vraie terreur, du genre à donner des cauchemars aux businessmen véreux de sa région. À 52 ans, son tableau de chasse est bien rempli. Avec l’aide d’autres citoyens, elle a fait fermer des dizaines d’usines illégales de recyclage de plastique autour de Jenjarom, une ville de 30 000 habitants à une heure de route au sud-Ouest de Kuala Lumpur. Là-bas, Malais et Chinois (qui représentent 22 % de la population de la Malaisie) vivent dans deux quartiers bien séparés.
Cette ingénieure chimiste est devenue activiste en 2018 par la force des choses. « Des résidents tombaient malades, témoigne-t-elle. Ils toussaient sans arrêt, surtout la nuit, parfois jusqu’au sang. » Son enquête l’a rapidement menée à l’origine de ces maux : des petites usines de recyclage qui ont ouvert un peu partout à Jenjarom, au milieu de plantations de palmiers à huile, à côté d’exploitations agricoles ou près d’habitations, après que la Chine a fermé ses portes aux déchets occidentaux cette même année 2018.
Beaucoup d’entre elles, opérant sans permis, ne respectent aucune norme de pollution. Du lot de plastique qu’elles reçoivent, elles recyclent ce qui a de la valeur, et se débarrassent du reste — souvent en le brûlant la nuit, loin des regards indiscrets.
Pour débusquer les fraudeurs, celle qu’on appelle « Miss Pua » s’est infligé bien des nuits blanches. « En seulement dix mois en 2018, on a trouvé plus de 40 usines illégales recevant du plastique d’Europe, des États-Unis, d’Australie ou du Japon », dit-elle. Depuis, elle a aussi traîné de nombreux journalistes étrangers dans sa vieille Toyota pour leur montrer les conséquences des importations de plastique.
« J’ai de l’asthme à force de visiter des sites pollués »
« J’espère que tu es le dernier, car je suis fatiguée, admet-elle. J’ai développé de l’asthme à force de visiter des sites pollués. Chaque fois que j’y vais, je me sens mal et je ne peux pas travailler le lendemain. » Mais son énergie reprend vite le dessus : elle s’emporte souvent en parlant, indignée par ce qui se passe dans la région.
En arrivant devant une parcelle où la terre est mêlée de plastique, on comprend sa colère. « Ici, il y avait une énorme montagne d’emballages importés, relate-t-elle. Les autorités ont demandé au propriétaire de nettoyer, mais il a juste creusé pour les enterrer, puis a replanté des palmiers. » Sur le terrain voisin, plusieurs tas de détritus sont encore présents. L’un d’eux, formé de déchets domestiques, émet une épaisse fumée malodorante.
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« La Malaisie n’est même pas capable de s’occuper de ses propres déchets, poursuit l’ingénieure. Alors, est-ce une bonne idée d’envoyer des poubelles ici, comme Européens et Étasuniens semblent le penser ? »
Métaux lourds, microplastiques et gangsters
Brûler des déchets plastiques, surtout à l’air libre, émet des dioxines pouvant causer divers cancers ou malformations congénitales, et qui s’accumulent dans la chaîne alimentaire. Une étude, menée en 2019 sur des œufs de poule dans un village recevant des déchets plastiques en Indonésie a mesuré des niveaux de dioxine 90 fois supérieurs à la dose maximale autorisée dans ce pays. À des endroits où du plastique a brûlé, Greenpeace Malaisie a aussi trouvé des métaux lourds (dont du cadmium et du plomb), qui peuvent migrer vers les cours d’eau avoisinants.
En Malaisie, démarrer une usine sans permis est chose courante, quel que soit le secteur d’activité. Dans le cas du recyclage, le gouvernement a un peu serré la vis depuis 2018 en exigeant un permis d’import, qui ne permet de faire venir que des lots de plastique propre et homogène.
À Jenjarom, c’est encore la jungle : en plus des entreprises illégales, plusieurs autres recyclent du plastique importé alors qu’elles ne disposent que d’un permis pour les déchets locaux. Et même celles parfaitement en règle ne sont pas exemplaires : Pua Lay Peng nous en montre une dont s’échappe une forte odeur de plastique fondu. « Les voisins me disent que la nuit, ça sent très fort. Les usines sont pourtant censées avoir des systèmes de purification d’air ! »
Des autorités peu réactives
Devant l’afflux de déchets, de nombreux hangars ont été reconvertis, sans qu’aucune signalisation ne permette de connaître leur activité. Un ancien complexe de terrains de badminton couverts est même aujourd’hui rempli de balles de plastique — Miss Pua ignore si cette installation est légale ou non, mais on peut constater qu’elle relâche beaucoup de microplastiques dans le ruisseau qui s’écoule à côté.
Malgré le caractère évident de cette pollution, les autorités malaisiennes se montrent peu proactives et sévissent surtout à la suite de plaintes de résidents, qui doivent souvent être répétées pour être écoutées. La transparence n’est pas de mise : les militants se plaignent de ne pouvoir consulter la liste des permis de recyclage actifs ou les rapports d’enquête. Nos demandes d’interview auprès du département de l’Environnement de l’État de Selangor, où se situe Jenjarom, sont restées lettre morte.
« Les groupes citoyens critiquent la mauvaise application des lois, mais d’un autre côté, nous savons que les inspecteurs reçoivent des menaces de la part de l’industrie, qui est liée au milieu politique et aux gangsters », explique Wong Pui-Yi, chercheuse malaisienne au Basel Action Network, une ONG qui surveille les mouvements transnationaux de déchets.
Le nouveau fléau des e-déchets
Récemment, c’est le recyclage des déchets électroniques qui inquiète fortement en Malaisie. Le pays asiatique bannit leur importation, mais ils sont beaucoup plus profitables puisque des métaux de haute valeur (dont de l’or) sont alors récupérés, tandis que leurs parties en plastique sont brûlées — Pua Lay Peng nous a montré plusieurs restes de feux de ce type. « Ces plastiques contiennent davantage de produits chimiques, comme des retardateurs de flamme, affirme Wong Pui-Yi. Et les travailleurs, qui sont souvent des sans-papiers bangladais ou birmans, n’ont pas de protection adéquate. »
Dans la dernière année, Miss Pua a fait fermer au moins cinq usines illégales de recyclage de déchets électroniques autour de Jenjarom. Pas de quoi tarir la source : dans un petit port privé où nous entrons comme dans un moulin, nous voyons des dizaines de sacs remplis à ras bord de pièces concassées d’ordinateurs, attendant d’être répartis vers les recycleurs.
Il est ardu de déterminer la provenance de ces résidus, mais les États-Unis sont un gros exportateur : cette année, les douanes malaisiennes ont saisi 106 conteneurs de déchets électroniques et fermé deux sites de recyclage tenus par des gangsters chinois grâce à une enquête du Basel Action Network. Ce dernier a placé des traceurs GPS sur des appareils électroniques jetés dans des poubelles étasuniennes.
Un tas de plastique au milieu d’une plantation
Quelques kilomètres plus loin, nous retrouvons un camion sorti du port près d’un grand bâtiment industriel bleu d’où se dégage une forte odeur de plastique, au beau milieu d’une plantation de palmiers à huile. En risquant un œil à travers un trou dans les tôles qui ferment l’enceinte, on aperçoit de nombreux câbles électriques, dont le cuivre sera récupéré et, au fond, un tas de ce qui ressemble à des déchets électroniques. Un conteneur au nom de Megatrax, une entreprise qui, sur son site web, se vante de recycler des déchets électroniques, est également présent.
« Impossible d’avoir un permis d’industrie lourde dans un tel emplacement, c’est certain que cette usine est illégale », dit Pua Lay Peng. Le ruisseau où s’écoulent les eaux usées de cette usine est d’un noir opaque ; selon l’activiste, cette pollution provient du lavage du plastique, et contient probablement des métaux lourds, voire de l’acide. Un autre cadeau empoisonné offert par les pays du Nord, qui s’ajoute aux nombreuses montagnes de déchets disséminées en Malaisie.
« Occidentaux, vos poubelles, gardez-les chez vous ! »
« Dans la plupart des endroits, les habitants portent plainte une ou deux fois, ça ne marche pas car les industriels corrompent le gouvernement, alors ils abandonnent, regrette Miss Pua. Moi, j’ai fait des centaines de plaintes, mais je suis vue comme la mauvaise personne qui va contre les intérêts économiques. » Ce rôle lui va à merveille, mais sans doute les Occidentaux pourraient-ils l’aider en appliquant sa recommandation : « Vos poubelles, gardez-les chez vous ! »
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