• ven. Sep 20th, 2024

Bolloré bafoue les droits humains en Afrique, selon l’un de ses actionnaires


C’est une alerte qui a dû sonner de manière désagréable au sein de Bolloré. Quelques semaines après que le Parquet national financier (PNF) a requis un procès contre l’ancien PDG du groupe, Vincent Bolloré, pour une affaire de corruption présumée en Guinée et au Togo, le conseil d’éthique de l’un de ses actionnaires, le puissant Norwegian Government Pension Fund Global (GPFG), a produit un rapport le mettant en cause dans de « graves » violations des droits de l’Homme au Cameroun.

Ce document, daté de mars 2024 mais rendu public fin juin, est venu rappeler que le groupe français reste actif en Afrique bien qu’il ait vendu, en 2022, sa filiale dédiée à la logistique sur le continent. Outre son rôle, important, dans le secteur de la télévision payante, il est copropriétaire, avec le Belge Hubert Fabri, de la Société financière des caoutchoucs (Socfin), une holding belgo-luxembourgeoise ayant des intérêts dans l’agro-industrie en Afrique de l’Ouest et du Centre à travers une autre entité, Socfinaf.

Viols et harcèlement sexuel

C’est à l’une de ces entreprises agricoles africaines que le conseil d’éthique du GPFG s’est intéressé : la Société camerounaise des palmeraies (Socapalm), qui exploite des palmiers à huile dans le sud du Cameroun. Le groupe Bolloré détient une participation indirecte de 23,1 % dans la Socapalm par le biais de ses actions dans Socfin, mais aussi de parts indirectes et directes qu’il possède dans Socfinaf.

Depuis une quinzaine d’années, la Socapalm fait l’objet de nombreuses dénonciations et plaintes sur des aspects sociaux, fonciers et environnementaux, de la part de ses travailleurs, de riverains et d’organisations de la société civile. Interpellé à plusieurs reprises, le groupe Bolloré a toujours répondu qu’il n’était pas impliqué dans la gestion des plantations de Socfin, n’étant qu’un actionnaire minoritaire (à 39,7 %) de la holding belgo-luxembourgeoise. Mais un collectif d’habitants, qui accuse la Socapalm de les empêcher d’accéder à des terres et de polluer les eaux environnantes, a réussi, à l’issue d’une procédure judiciaire menée en France, à lui faire admettre en 2023 qu’il partageait bien avec Hubert Fabri le contrôle de Socfin.

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Cette fois, c’est donc l’un de ses propres actionnaires qui s’est rendu sur le terrain, et pas n’importe lequel : le GPFG est le plus grand fonds souverain du monde, géré par la Banque centrale de la Norvège, la Norges Bank. Fin 2023, il détenait 1,15 % des actions de Bolloré (soit 77 millions d’euros) et 0,13 % des actions (soit 12,8 millions d’euros) de la Compagnie de l’Odet, laquelle est propriétaire à 62,19 % de Bolloré.

À l’issue de son enquête, le conseil d’éthique du GPFG, chargé d’évaluer les pratiques des entreprises dans lesquelles le fonds investit, a donné raison aux employés et riverains de la Socapalm. Dans son rapport, il dit en effet avoir identifié de « nombreuses, et dans certains cas, graves violations du droit du travail ». Il a calculé que plus de 60 % des 7 000 travailleurs, employés par des sous-traitants, sont payés en dessous du minimum légal, ne perçoivent pas de prestations sociales pour lesquelles ils cotisent pourtant. Moins de 20 % des campements où ils vivent et qui sont gérés par l’entreprise « répondent à des normes de logement satisfaisantes ».

À cela s’ajoutent des viols, des violences et faits de harcèlement sexuel, visant les travailleuses comme les riveraines, commis par des employés et des agents de sécurité de la Socapalm. Cette dernière a, de surcroît, étendu la plantation « à des zones appartenant à des locaux » et « elle a rendu difficile l’accès de ces derniers à leurs propres propriétés ».

« Bolloré aurait dû avoir suffisamment d’influence pour améliorer la situation »

Le conseil d’éthique du GPFG a réalisé « un travail important », juge pour Reporterre l’organisation internationale Grain, qui fait partie des structures ayant assigné en 2019 le groupe Bolloré devant la justice française, pour le contraindre à tenir des engagements pris en 2013, envers les riverains et les travailleurs de la Socapalm. L’instance norvégienne a non seulement « enquêté sur place pour voir la réalité des plaintes des communautés locales, mais [elle] a aussi pris une position forte face au discours du groupe Bolloré, qui prétendait qu’il n’est qu’un actionnaire minoritaire », relève cette association basée en Espagne.

Les membres du conseil d’éthique estiment que la multinationale française a une part de responsabilité : « Une participation de 39,75 % dans Socfin et de 34,4 % dans Socfinaf, ainsi qu’une représentation de longue date dans les conseils d’administration des deux sociétés, signifie que Bolloré aurait dû avoir suffisamment d’influence pour améliorer la situation », écrivent-ils, précisant que le groupe Bolloré a refusé de collaborer à leurs investigations – ce dernier n’a pas non plus répondu aux questions de Reporterre.

Le cas de la Socapalm n’est pas isolé, soulignent-ils aussi. De nombreux abus sont signalés depuis plusieurs années dans d’autres plantations de la Socfin, rappellent-ils. Au Liberia, en particulier, les problèmes s’accumulent : le 27 juin dernier, des travailleurs de la Salala Rubber Corporation (SRC), qui fait pousser des hévéas, se sont révoltés. S’estimant lésés par l’entreprise, ils ont incendié son siège, ainsi que le domicile de son directeur. Socfin a annoncé, depuis, la suspension de ses activités pour une durée indéterminée.

« Comportement systématique »

Quelques semaines plus tôt, des riverains et des organisations de la société civile avaient diffusé une lettre ouverte pour partager leur inquiétude à propos du projet qu’a Socfin de vendre ses parts dans SRC, et pour demander à la multinationale de ne rien entreprendre tant que les dommages sociaux, environnementaux, culturels et économiques subis par les populations locales ne seraient pas réparés.

« Au fur et à mesure de son développement, la plantation a englouti les terres agricoles d’au moins 37 villages, plongeant leurs habitants dans la pauvreté, l’insécurité alimentaire et la dislocation culturelle. Certaines communautés […] ne sont plus qu’une enclave entourée d’une mer de caoutchouc, coupée des tombes de leurs ancêtres et de toute forme d’autosuffisance. D’autres, comme Sayee Town, ont été brûlées lorsque la plantation en a pris le contrôle, faisant fuir leurs habitants. La SRC n’a pas versé de compensation pour la perte de terres », affirment-ils.

Le fait que les manquements observés à la Socapalm aient été réédités ailleurs a amené le conseil d’éthique du GPFG à penser qu’ils sont le résultat d’un « comportement systématique » de la part de Socfin. Étant donné que « ni la Compagnie de l’Odet ni Bolloré n’est conscient du risque d’être impliqués dans des violations graves des droits de l’Homme dans leurs plantations » et qu’il n’a trouvé « aucune indication que Bolloré respecte dans ce cas sa politique en matière de droits de l’Homme », il conclut qu’il y a un « risque inacceptable » que les deux entreprises perpétuent des « violations graves et systématiques des droits de l’Homme ». Son avis face à ce constat tient en une phrase : « Le conseil d’éthique recommande d’exclure du GPFG les sociétés Compagnie de l’Odet SE et Bolloré SE. »

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La Norges Bank a fait un autre choix : elle a annoncé que le GPFG resterait dans le capital des deux sociétés, en demandant au fonds de faire un suivi sur une période de deux ans de « leur gestion des risques en matière de droits de l’Homme, de conditions de travail et de harcèlement sexuel ». Elle espère qu’elles travailleront à une amélioration de la situation, comptant sur la directive adoptée en avril 2024 par l’Union européenne sur le « devoir de vigilance », qui oblige les entreprises à veiller au respect de l’environnement et des droits humains dans leurs chaînes de production.

Grain réprouve cette décision « de ne pas désinvestir tout de suite, mais d’essayer de changer les choses en interne ». « C’est complètement insuffisant, d’autant plus que les gens sur le terrain ne cessent de souffrir », souligne l’organisation.

Le 31 juillet, une vingtaine d’organisations, dont Grain, ont envoyé une lettre à la direction de la Norges Bank pour tenter de la faire changer d’avis : « Vous contribuerez aux effets négatifs continus de Socfin » en restant dans le capital des deux sociétés françaises, disent-elles. À l’inverse, désinvestir immédiatement enverrait « le bon message sur le fait que ces entreprises sont en réalité irresponsables », estiment encore les organisations.



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