• ven. Sep 20th, 2024

Les fictions de Reporterre : « Rongeurs », par Sylvie Lainé


Reporterre vous propose chaque samedi du mois d’août une nouvelle de science-fiction inédite. Nous avons donné carte blanche à des autrices et auteurs pour écrire des textes qui nous transportent vers des futurs écologiques désirables. Le récit du jour est signé Sylvie Lainé, autrice de SF multiprimée, notamment pour ses romans Les Yeux d’Elsa (2005) et L’Opéra de Shaya (2014). Bonne lecture.


Ce matin encore, le mulot gris est derrière la porte-fenêtre, sur les dernières dalles de la terrasse, là où commencent les herbes folles et les vivaces, et les graminées soyeuses. Il regarde la maison, et ne recule pas quand Emma s’approche derrière la vitre pour l’observer. Quand elle fait doucement glisser le battant, il la regarde toujours et c’est à peine s’il bouge, pendant quelques longues secondes, il penche juste un peu la tête sur le côté, elle jurerait qu’il lui a fait un clin d’œil. Puis, soudain, il saute dans les buissons et disparaît.

Mais maintenant Emma se sent une âme d’expérimentatrice. Voilà des jours que l’humaine et le petit rongeur s’apprivoisent de loin, par le regard. Il est temps de passer à autre chose.

Elle va chercher dans le garage la gamelle du chien — il n’y a plus de chien depuis longtemps ici, le dernier est mort de vieillesse il y a huit ans. Mais la gamelle en plastique bleu ciel est toujours là. Qu’est-ce qu’on peut mettre dedans ? Des épluchures prêtes pour le compost ? Des pâtes crues ? Un reste de pain rassis, ça devrait faire l’affaire. Elle va poser la gamelle au milieu de la terrasse, à 2 mètres de la baie vitrée.

Pendant l’après-midi, entre deux activités ménagères, elle jette des regards furtifs. Il ne revient pas.

Au matin, elle va voir l’état de la gamelle. Le pain est intact, mais le bord de l’assiette est tout émietté, déchiqueté sur au moins 3 centimètres. Comment a-t-elle pu ne pas s’en apercevoir hier ? Le plastique avait-il tellement vieilli qu’une simple exposition à l’air libre a suffi pour le dissoudre ? Il n’y a pas de poussière bleue au sol, elle vérifie.

Elle ira au village demain, chercher du pain et du café soluble, elle trouvera bien une nouvelle gamelle au bazar du bistrot.

* * * * *

– C’est partout. Surtout dans le Nord et l’Est, mais ça commence en Île-de-France. Petite hausse en Paca et en Provence aussi. Je vous montre la carte. Mais je vous rappelle que nous sommes en réunion confidentielle. Évidemment les photos sont interdites.

Sur l’écran qui occupe tout le mur, la France est jaune avec quelques taches orange regroupées en haut. Il reste un petit îlot vert en Corse, un autre du côté de Montpellier, un plus petit dans les Landes. La légende dit : rapports d’incidents réseau fibre internet.

Fabre lève la main.

– A-t-on analysé la corrélation avec la date de pose ? Avec l’âge de la fibre ?

– Évidemment, c’est la première chose qu’on a vérifiée. Pas de rapport significatif. D’autres idées ?

Fabre est dépité, il aurait aimé qu’on apprécie sa question. Sa voisine lève la main.

– On aurait une carte des technologies employées ? Âme de la fibre en silice, ou en plastique ?

– On devrait pouvoir en trouver une, répond Max. Je vous envoie ça à la fin de la réunion.

– Vous avez des photos de fibres défectueuses ?

– J’allais vous les montrer.

Le câble est posé sur une surface lisse, sans doute une table, et il ressemble à un serpent qu’on aurait mis sur le dos. Sur son ventre, il y a des égratignures. Sur la diapo suivante, les écorchures sont plus profondes, plus étendues aussi. La troisième diapo est prise en gros plan. Le bord des déchirures est dentelé, il manque des morceaux de matière.

– Apparemment, ce seraient des rats, dit Max. Des rats qui bouffent le plastique. Enfin, on ne sait pas s’ils le bouffent vraiment, mais ils le grignotent.

– Ça n’est pas nouveau, remarque Fabre. Beaucoup d’incidents sont dus aux rats.

– C’est vrai. Mais jamais à une telle échelle.

* * * * *

Trois mois plus tard, on y voit plus clair. Géraldine a discuté samedi au square avec un grand jeune homme tout maigre, qui lui a expliqué comment on pratiquait dans son immeuble le partage de DVD — et depuis, elle cogite. Le gros avantage des DVD, c’est qu’ils sont faciles à dupliquer si on a le matériel — ça marche moins bien pour les bouquins. Mais il faut bien avouer que pour les livres, qu’ils soient en format papier ou sur des supports numériques, il y a moins d’amateurs.

Il n’y a presque plus de fibre optique opérationnelle, le peu qui reste est menacé, il suffit d’un coup de dent et tout ce qui se trouve en aval est interrompu. Le système digestif des rats a évolué, ils sécrètent une nouvelle enzyme qui leur permet de digérer le plastique — et d’autres petits rongeurs sont sans doute concernés par la mutation. Une mutation dominante, qui se répand très rapidement, de génération en génération les dévoreurs de plastique se multiplient. Miam ! Ils apprécient.

Bien sûr, il reste la 5G, et la 6G, et tous ces trucs qui passent par les satellites, mais les bandes passantes saturent vite. Plus aucun industriel ne veut continuer à mettre de la ferraille en orbite, il y a eu trop de collisions, et après ça retombe, et les investissements sont perdus. Il faut se débrouiller avec le débit existant. On a vite compris qu’on ne pouvait pas continuer à en utiliser l’essentiel pour de la visio, pour s’appeler en se regardant les trous de nez, ou pour visionner des films en streaming sur son téléphone : il ne restait rien pour les mails et les documents officiels, et plus moyen de se connecter à aucun site… Alors ça n’a pas traîné. Tous les forfaits téléphoniques ont drastiquement limité la visio, ou l’ont interdite.

« Et le chat, comment on va savoir s’il a mangé trop de croquettes ? »

Du coup, on a pu recommencer à utiliser les mails et les SMS, les photos et les images compressées, et les appels audios autant qu’on en voulait. Les plateformes de visionnage ont fermé les premières ; pour les plus chanceux qui auraient pu voir un film entier, cela aurait consommé tout leur forfait mensuel, ils se sont vite découragés. Plus de visionnage non plus de films sur les chaînes de télévision classiques, puisque tout le monde y accédait par une box utilisant la fibre. Pour voir un film ou une série, il n’y avait plus qu’une solution : les bons vieux DVD et Blu-ray. Presque tout le monde en avait un peu chez lui, certains avaient de belles collections, et le marché des lecteurs s’est envolé en quelques semaines.

– En fait, on peut mettre des films sur les vieilles clés USB, ou sur des disques externes. Le plus compliqué, c’est de faire un bilan, pour avoir la liste des titres qui sont chez l’un ou chez l’autre. Surtout que les gens n’ont pas toujours envie de fouiller dans leurs archives, il faut les aider. Il y a des trucs qui sont stockés sur de vieux ordinateurs. Mais ça ne vaut pas le coup de remettre de vieilles machines en service si c’est pour récupérer des films faciles à trouver, tu vois… Va falloir organiser tout ça. Localement, et globalement. Moi, je pense que tous ceux qui ont des trucs un peu rares feraient bien de les dupliquer. Mais il faut savoir chez qui ou comment on peut le faire…

Géraldine est passionnée par son sujet, elle ne s’arrête plus. Loïc l’écoute d’une oreille un peu distraite. Il regarde le panneau d’affichage du hall d’entrée, complètement saturé de post-it multicolores, il faudrait un deuxième panneau, tout le monde semble avoir des trucs à dire. Léa a suivi son regard, et lui montre l’affichette piquée par une punaise.

– Tu vois, la réunion est affichée là, on se retrouve dans le hall ce soir, viens avec une ou deux chaises, on discutera de tout ça. Il y a plein de gens qui ont du vieux matériel, un ordinateur, une tablette, il suffit d’une clé USB ou d’un disque externe et tu n’as même pas besoin d’un lecteur pour voir ton film, il faut faire du cas par cas, mais il faudrait conseiller les gens, en leur envoyant quelqu’un qui les aide…

– Oh les films, ça ne me manque pas trop, fait Loïc. Ils n’ont pas limité la musique, c’est l’essentiel. Et puis regarder les reportages où tu te demandes la moitié du temps si ce sont des fakes générés par des IA… Non, ça ne me manque pas. Je préfère moins d’infos, de l’audio avec des photos c’est parfait, tu as moins l’impression de te faire embobiner.

– Non mais nous, ça va parce qu’on est en ville, rien que dans un immeuble comme le nôtre, il y a plein de ressources à partager. C’est sans doute plus compliqué à la campagne !

* * * * *

Emma a emmené Claude à la réunion du mardi soir dans la salle des fêtes. Il a fallu le convaincre que ça pourrait être intéressant. Il n’a jamais beaucoup utilisé internet, elle a suggéré qu’on trouverait peut-être une solution pour passer les matchs, du coup il ne s’est pas fait prier, et puis aussi, c’est une manière de retrouver les copains.

Quand ils arrivent, tout le monde parle en même temps, c’est Flore qui est sur l’estrade, elle a dû dire quelque chose d’étonnant ou d’énervant, la connaissant c’est sans doute plutôt énervant. Le maire lui arrache le micro, et hurle dedans : « Chacun son tour ! » Ça fait un larsen épouvantable, qui calme tout le monde. Une petite brune lève la main très haut.

– Je l’ai entendu hier soir, ils vont arrêter ou transformer tous les objets connectés, à l’exception de ceux du secteur médical. Il parait qu’ils ne servent pas à grand-chose, et qu’ils font remonter des masses considérables de données. Les caméras connectées, c’est ce qu’ils ont bloqué en premier, et tous les dispositifs anti-intrusions. Par contre, les capteurs de température pour le réglage des climatiseurs, pour le moment ils n’y touchent pas.

– Je me demande s’ils vont garder les poubelles connectées, et les aspirateurs connectés qui te refont le plan de ta maison au cas où tu l’aurais oublié, glisse Emma à l’oreille de son mari.

Il glousse. Claude n’a jamais été fan des technologies de pointe.

– Et les brosses à dents électriques qui enregistrent la durée du brossage ? Et Roda, tu te rends compte, il va falloir qu’il descende de sa voiture pour aller ouvrir son portail à la main ? Et le chat, comment on va savoir s’il a mangé trop de croquettes ? C’est affreux. C’est terrible.

Un barbu a levé la main, et comme tout le monde le regarde, il monte sur la petite estrade.

– Moi, j’ai entendu aux infos qu’ils envisagent une énorme opération de dératisation. Mais ça a du bon, les rongeurs qui bouffent le plastique. Ils ont commencé à nettoyer les plages !

Le chahut reprend instantanément, et le maire attrape le micro.

– De toute manière, se débarrasser des rats, on n’y arrivera jamais. Et c’est sans doute une bonne chose.

Les applaudissements commencent, d’abord doucement, puis plus fort, de plus en plus fort.


Le cataclysme écologique que nous vivons a écrasé l’avenir. Le futur a disparu. Il est comme « replié sur le présent », pris en étau entre une perspective d’effondrement et les fantasmes d’élites politiques tentées par l’autoritarisme et les promesses technosolutionnistes.

Pour sortir du marasme et redonner du souffle à un avenir asphyxié, il nous faut développer des imaginaires audacieux, oser les utopies radicales, indomptables et révolutionnaires. Le potentiel subversif de la science-fiction a pour cela un rôle crucial à jouer, pour « désincarcérer le futur ».

En ouvrant ses pages à ces autrices et auteurs, Reporterre agrandit de son pied-de-biche éditorial cette brèche vers de nouveaux récits émancipateurs, et publiera leurs récits au fil de l’été et à la rentrée.

legende



Source link

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *