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À Hawaï, entre astronomes et autochtones, un conflit à ciel ouvert


Hawaï, 15 juillet 2019. Alors que débutent, sur le volcan éteint du Mauna Kea, les travaux du Thirty Meter Telescope (TMT), huit Hawaïens barrent l’accès aux engins de chantier. Le gouvernement local dépêche la police, puis la garde nationale, pour débloquer la situation sur le site où doit sortir de terre un télescope optique géant au miroir de 30 mètres de diamètre. L’affaire est loin d’être anodine. Elle consacre un demi-siècle d’opposition entre astronomes et autochtones sur ce sommet du Nord de l’île. Depuis la construction, en 1968, d’un premier télescope (suivie, depuis, de onze autres), sur ce site sacré aux yeux des Hawaïens, les tensions sont nombreuses entre habitants et scientifiques.

Alors que l’impact environnemental de la recherche, et en particulier de ses grandes infrastructures, agite de plus en plus les communautés scientifiques, l’historien des sciences au CNRS Pascal Marichalar soulève, dans La Montagne aux étoiles, une problématique ignorée ou méconnue des chercheurs et chercheuses occidentaux : l’héritage colonial dans lequel elle est susceptible de s’inscrire.

Des sites éloignés des villes et en altitude

Il est particulièrement fort dans l’astronomie. Afin de bénéficier des meilleures conditions pour observer le ciel, les astronomes cherchent de longue date des sites éloignés des grands centres urbains, au climat sec et en altitude. Au XXe siècle, les experts européens et nord-américains ont privilégié l’archipel semi-désertique des Canaries, le désert d’Atacama, au Chili, de même que le plus grand volcan d’Hawaï, remarqué dès l’expédition de James Cook, en 1778. Or, outre leur localisation exceptionnelle face au ciel, ces trois régions partagent un destin commun : l’élimination physique (les Guanches, indigènes des Canaries) ou symbolique (les Hawaïens) des populations locales.

À Hawaï, en 1894, un coup d’État mené par les planteurs américains installés dans l’archipel détrône la reine Liliʻuokalani et met un terme à l’indépendance du petit territoire. Quatre ans plus tard, il est rattaché de force aux États-Unis, dont il devint le 50e État en 1959. Entre la plantation sucrière, l’élevage intensif de bovins et l’implantation de bases militaires et navales, comme Pearl Harbor, Hawaï et sa population, les Kanaka Maoli, subissent de graves désagréments sociaux et environnementaux. Outre l’oppression et la marginalisation des autochtones, qui ne bénéficient pas de droits civiques avant la fin de la Seconde guerre mondiale, la riche biodiversité de l’archipel perd nombre d’espèces endémiques, animales — à l’instar de ses magnifiques escargots — et végétales.

La vision conquérante du volcan contestée

Lorsque l’Australien John Jefferies prend la tête du département d’astronomie de l’université d’Hawaï à la fin des années 1950 et se lance dans un vaste plan de constructions au sommet du Mauna Kea, il n’a cure des récriminations indigènes. À ses yeux comme à ceux de bon nombre de ses collègues, le Mauna Kea n’a aucune valeur géologique, historique ou environnementale. C’est une terra nullius sur laquelle ils ont tous les droits.

Or, à partir des années 1970, des mouvements écologistes et Kanaka Maoli contestent cette vision conquérante du volcan en en révélant sa richesse. D’un côté, des naturalistes amateurs, à l’instar du couple d’ornithologues Bill et Mae Bull, mettent en lumière l’écosystème forestier du volcan, avec ses épées d’argent (des plantes), ses palilas (des oiseaux) et ses wekius (des insectes). De l’autre, les Kanaka Maoli font valoir l’importance de ce territoire dans leur histoire. L’une de leur reine, Emma, s’est ainsi baignée, en 1882, dans le lac Waiau, qui domine le volcan. C’est aussi grâce à sa carrière que les premiers Kanana Maoli ont pu fabriquer quantité de petites haches depuis leur arrivée sur l’île, un millénaire plus tôt.

Des acteurs américains prennent position

Mais la tentation d’imiter la puissance du télescope Canada-France-Hawaï, en 1974, à l’époque le plus puissant du monde, est forte pour les scientifiques. Pour limiter les dégâts, les militants locaux parviennent à arracher un schéma directeur, imposant des études d’impact préalables et limitent à douze le nombre de télescopes au sommet du Mauna Kea, quand John Jefferies en visait une vingtaine en son temps.

Consacré à l’étude de l’énergie noire, cette force qui pourrait expliquer l’expansion accélérée de l’Univers, le TMT doit donc s’implanter au sommet du Mauna Kea en 2009, malgré un rapport défavorable, paru deux ans plus tôt, soulignant les fortes tensions entre les astronomes avec la communauté locale. À l’heure des réseaux sociaux et de l’expression de plus en plus assumée d’une identité hawaïenne, le TMT devient rapidement l’un des nouveaux champs de bataille contre le colonialisme intérieur. Un premier incident, en 2014, donne le ton du conflit qui s’ouvre : la cérémonie d’inauguration des travaux est perturbée, en direct à la télévision, par Lanakila Mangauil, un enseignant en culture hawaïenne qui vient de gravir pieds nus les 4 207 mètres du volcan. Son objectif ? Dénoncer, face aux caméras, l’existence de ce télescope sacrilège.

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Le blocage du chantier mené par les autoproclamés kia’i (protectrices et protecteurs) conduit à une violente répression, qui suscite des réactions outragées venues d’un peu partout dans le monde. Plusieurs personnalités, comme l’acteur américain Dwayne Johnson — polynésien par sa mère, il a vécu dans l’archipel — et le comédien Jason Momoa — natif d’Honolulu, capitale de l’État —, prenant fait et cause contre le TMT. Face à cette levée de boucliers, le gouvernement local et le consortium scientifique mettent en pause le télescope. Qui pourrait renaître aux Canaries.

L’histoire des télescopes du Mauna Kea nous rappelle que la science, bien qu’elle se prétende désintéressée et universelle, a un coût économique, écologique et social loin d’être négligeable, que la beauté des images et données collectées par ces miroirs géants ne parvient pas à effacer. Contempler l’espace ne signifie pas qu’on puisse bafouer les droits des populations autochtones et reconduire, consciemment ou non, l’histoire coloniale. En somme, pour devenir pleinement soutenable et universelle, l’astronomie doit à la fois garder la tête dans les étoiles… et les pieds sur Terre.

La Montagne aux étoiles — Enquête sur les terres contestées de l’astronomie, de Pascal Marichalar, aux éditions La Découverte, avril 2024, 304 p., 22 euros.



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