Expo « L’Âge atomique », la bombe entre effroi et émerveillement


Un grand gouffre noir sur une tache livide, d’où nous observe un unique et menaçant œil rouge. Dès l’entrée de l’exposition « L’Âge atomique — Les artistes à l’épreuve de l’histoire », qui se tient jusqu’au 9 février 2025 au Musée d’art moderne de Paris, l’œuvre Pagan Void (1946) de Barnett Newman donne à voir la bascule qu’a constitué le surgissement du nucléaire dans notre histoire.

En particulier ces deux jours de l’été 1945 où, dans la déflagration des bombes atomiques larguées sur le Japon, l’homme moderne est « devenu son propre effroi ». Une citation du journaliste et philosophe allemand Günther Anders inscrite sur le mur traduit le vertige en mots : « Le 6 août 1945 fut le jour zéro. Le jour où il a été démontré que l’histoire universelle ne continuera peut-être pas, que nous sommes capables en tout cas de couper son fil, ce jour a inauguré un nouvel âge de l’histoire du monde. »

Tout l’enjeu de ce vaste et foisonnant parcours de près de 250 œuvres est de montrer à quel point le nucléaire a profondément modelé notre vision du monde. Il est découpé en trois périodes : la désintégration de la matière, la bombe et la nucléarisation du monde. Car le nucléaire a ébranlé les consciences bien avant que s’épanouisse dans l’atmosphère le premier champignon atomique. En février 1886, le physicien Henri Becquerel découvre inopinément la radioactivité de l’uranium, grâce à d’étranges volutes retrouvées sur des plaques photosensibles. Deux ans plus tard, Pierre et Marie Curie isolent le polonium et le radium.


«  Late stage of Baker  », de Charles Bittinger (1946).
© Naval History and Heritage Command

En 1938, Lise Meitner, Otto Hahn et Fritz Strassmann découvrent la fission nucléaire. « On prend conscience que l’atome n’est plus l’élément constitutif de la matière, mais qu’il est constitué essentiellement de vide et peut être divisé en d’autres éléments — électrons, protons, neutrons. Ces découvertes bouleversent de nombreux artistes modernes qui, depuis longtemps déjà, cherchent à se débarrasser de la représentation réaliste de la nature », explique Julia Garimorth, l’historienne de l’art et conservatrice en chef au Musée, commissaire de l’exposition aux côtés de Maria Stavrinaki, l’historienne de l’art contemporain et professeure à l’université de Lausanne.

Parmi eux, le peintre Vassily Kandinsky, dont deux œuvres sont présentées dans l’exposition. « La désintégration de l’atome était la même chose, dans mon âme, que la désintégration du monde entier. Les murs les plus épais s’écroulaient soudain. Tout devenait précaire, instable, mou », écrit-il en 1913 dans Regards sur le passé.

La radioactivité suscite aussi de l’émerveillement. Ayant lu que le radium émet une « lumière pâle magique », la danseuse étasunienne Loïe Fuller demande conseil au couple Curie pour élaborer son projet de Radium Dance — performance qu’elle donnera vêtue de voiles imprégnés de sels d’uranium. « On a raconté que son visage était invisible, comme si c’était l’énergie elle-même dont on voyait le mouvement », rapporte Maria Stavrinaki.


«  Bombhead  », de Bruce Conner (2002).
© 2017 Bruce Conner / Artists Rights Society (ARS), New York

La domestication de la terreur

La fascination est de courte durée. En 1945, les bombardements de Hiroshima et Nagasaki traumatisent les milieux artistiques comme le reste du monde. Dès le 10 août, l’écrivain Jun Azuma, le photographe Yōsuke Yamahata et le dessinateur Eiji Yamada sont envoyés à Nagasaki par l’état-major japonais pour documenter l’ampleur des destructions. « Il y a énormément de photographies. Nous avons dû faire des choix drastiques et décidé de ne pas montrer les photos les plus dures », explique Julia Garimorth.

Sur un des clichés, pris par un anonyme, se dessine sur l’asphalte l’ombre d’un passant littéralement pulvérisé par l’explosion. D’autres œuvres, plus récentes, témoignent de la question qui hante les Japonais : comment montrer l’incommensurable ? Hiromi Tsuchida a ainsi choisi de photographier, à plusieurs années d’intervalle, des arbres qui ont miraculeusement survécu aux bombes.

Mais le regard est surtout attiré par la quinzaine de dessins colorés affichés côte à côte, dont les traits naïfs ne font que souligner l’horreur. Sur l’un d’eux, de minuscules silhouettes noires dans l’eau semblent des nageurs lancés en pleine course dans une rivière, avant qu’on comprenne qu’il s’agit de cadavres charriés par le courant. Sur un autre, une femme porte sur son dos son bébé mort. « Ces dessins ont été réalisés par des survivants, qu’on appelle en japonais des hibakusha, explique Julia Garimorth. Environ 5 000 dessins ont été envoyés suite à deux appels à témoins lancés par la télévision nationale en 1974-1975 et 2002. » Ils sont aujourd’hui conservés au Hiroshima Peace Museum et au Musée national de Nagasaki.


«  Thanatophanies  », une serié de 30 dessins réalisés par l’artiste japonais On Kawara après les bombes de Hiroshima et Nagasaki.
© On Kawara

Pour conjurer l’horreur et obtenir l’adhésion des populations à l’arme atomique, la propagande a joué à plein. Dans une salle intitulée « Le spectacle nucléaire », des documents d’archives témoignent de cet intense travail sur les esprits, notamment aux États-Unis. « C’est la domestication de la terreur », résume Maria Stavrinaki. Le visiteur y découvre des photos hallucinantes de Don English : « Miss Atomic Bomb » ; l’amiral H. P. Blandy et son épouse découpant un gâteau en forme de champignon atomique pour célébrer l’opération Crossroads ; l’actrice Marie Wilson posant avec un compteur Geiger au bord de la piscine du Flamingo Hotel, pour promouvoir le tourisme atomique…

D’autres témoignent des expériences menées en vue de rassurer la population, par des crash-tests sur des maisons et des mannequins. « Malheureusement, pour des raisons évidentes, nous n’avons pas pu documenter la part soviétique de cette propagande, précise Maria Stavrinaki. Les prêts d’œuvres conservées en Russie sont impossibles et les Ukrainiens refusent de prêter les œuvres d’artistes russes, même pour des expositions historiques ou lorsqu’il s’agit d’artistes dissidents. »


Près de 250 œuvres sont présentées à l’exposition.
© Pierre Antoine / Musée d’art moderne de Paris

Contre le « colonialisme nucléaire »

La troisième partie de l’exposition illustre la manière dont la radioactivité s’est infiltrée « dans le moindre pli de notre vie quotidienne, des mines d’uranium jusqu’au stockage des déchets, en passant par les essais nucléaires, la fabrication de missiles et l’implantation de centrales », dit Julia Garimorth.

Pour penser cet espace, les commissaires se sont appuyées sur le concept de « nucléarité » forgé par l’historienne étasunienne Gabrielle Hecht. « Lorsqu’on parle de nucléaire, on pense plutôt à une énergie physique. À l’inverse, la nucléarité englobe l’historicité du nucléaire comme fabrication humaine », explique Maria Stavrinaki.

Toute une série d’œuvres témoigne de l’angoisse que suscitent la mutation et le dépérissement radio-induits par cette nucléarisation rampante. Aux poissons difformes de l’artiste japonais Tatsuo Ikeda succèdent les silhouettes à la fois poétiques et inquiétantes des Lupin, fougère, genêt (2024) de Susanne Kriemann, cueillis sur les terres contaminées à l’uranium du Limousin.


«  Les Mortifères  », de Hélène de Beauvoir (1977), met en scène des personnages déshumanisés par la construction de la centrale nucléaire de Fessenheim.
© Hélène de Beauvoir

L’exposition rassemble aussi des œuvres issues des luttes féministes et contre le « colonialisme nucléaire » aux États-Unis, en Polynésie et en Algérie. Hélène de Beauvoir, la sœur de Simone, était ainsi très engagée contre la construction de la centrale nucléaire de Fessenheim, comme en témoigne sa peinture Les Mortifères (1977). Le dessin teinté d’aquarelle Ceci n’est plus notre signal de fumée (vers 1950) de Justino Herrera, l’un des premiers artistes autochtones à produire des œuvres sur la violence infligée à son peuple par la bombe atomique, est un autre témoignage poignant des souffrances endurées par de nombreuses communautés à travers le monde.

« Cette exposition traite d’un sujet complexe et compliqué, précise Maria Stavrinaki. Nous avons agi en historiennes, sans vouloir endoctriner. Nous avons surtout voulu amener le visiteur à réfléchir et à se poser des questions. » Pour poursuivre dans ce vaste cheminement éthique, intellectuel, artistique et militant, on ne peut que recommander le catalogue de l’exposition, enrichi d’un texte inédit de l’autrice Maylis de Kerangal et d’analyses des plus grands experts mondiaux du nucléaire, parmi lesquels Gabrielle Hecht et Benoît Pelopidas.

L’Âge atomique — Les artistes à l’épreuve de l’histoire, au Musée d’art moderne de Paris, 11 avenue du président Wilson 75116, jusqu’au 9 février 2025.

legende



Source link

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *