OPNION –
Un enseignant attentif sait que ses élèves ne sont pas tous égaux devant le maniement de la langue. Certains ont des prédispositions pour communiquer à l’oral, d’autres sont manifestement plus à l’aise à l’écrit ; tandis que certains s’avèrent plus doués pour la logique mathématique et que d’autres s’illustrent par leur intelligence manuelle — souvent dévalorisée par un système scolaire qui préfère invariablement la sacro-sainte méthodologie à toute forme de créativité.
Mais au-delà du déterminisme social et de l’incidence de l’environnement sur l’être en construction qu’est l’enfant (accès à la culture, éducation à la lecture, etc.), ces différences relèvent avant tout de facteurs génétiques évidents, qui inévitablement continueront de s’affirmer à l’âge adulte. En ce sens, l’« intelligence » véritable et fonctionnelle, loin du mythe du génie monomaniaque à l’américaine, réside dans la polyvalence, c’est-à-dire dans la maîtrise potentielle de divers domaines d’exécution — ce qui est d’ailleurs théoriquement demandé à l’élève moyen.
Mais revenons-en à la langue. À l’école, au travail ou en société, elle est certainement le premier facteur de discrimination entre les individus d’un même groupe : le « savoir-dire » hiérarchise. C’est-à-dire, plus trivialement, que celui qui sait s’exprimer est écouté. Cependant, une telle hiérarchisation a ses limites fonctionnelles, dans la mesure où raisonner et s’exprimer peuvent se percevoir comme deux exercices distincts, le premier tenant du « savoir-penser » et le second du « savoir-dire ». L’expression étant une première « matérialisation » — et donc possible dénaturation — de l’idée avant son éventuelle exécution finale.
Ainsi, l’on peut segmenter l’action (née d’une idée ou d’une nécessité sociale) au service d’un projet, en trois phases opérationnelles faisant chacune appel à des compétences différentes : la conception, la formulation et l’exécution. On l’a dit, certains — les « pragmatiques idéalistes » — sont naturellement habiles dans le maniement des concepts ou celui des mots (une idée compréhensible étant clairement énoncée), et d’autres — les « idéalistes pragmatiques » — dans le maniement des outils d’application de ces mêmes concepts.
Or, on ne peut raisonnablement aller du stade de la conception à celui de l’exécution sans passer par les écueils de la formulation, qui est le plus accessible et donc le plus vulnérable des domaines, chacun ayant été éduqué, par le mimétisme ordinaire, par simple contact avec son entourage, au maniement de la langue. Les médias de masse comme les représentants politiques ayant largement œuvré dans le pervertissement, au moyen d’un verbiage de propagande plus ou moins paresseux, plus ou moins intéressé, de cette chaîne opérationnelle nécessaire à la réalisation de l’action. En somme, l’action n’est ni pensée ni exécutée : elle est simplement décriée ou au contraire revendiquée devant les caméras tel un dogme.
À une époque où les hommes politiques (ceux qui pensent, qui disent et qui agissent) ont disparu des tribunes et des ministères pour laisser place aux communicants (ceux qui disent), notre cher président Emmanuel Macron incarne assez admirablement cette tyrannie du langage creux, qui a franchement à voir avec une forme d’hypnose théâtrale. Sans doute doit-il en partie ce talent d’orateur-séducteur à son professeur de théâtre, dont il s’est enamouré, en tout cas il est fascinant de voir à quel point le discours suffit aux gens, avant toute espèce de raisonnement. C’est-à-dire que l’illusion de la profondeur l’emporte, du fait de la paresse moyenne de l’intellect séduit, sur la recherche de sens.
En substance, le message est le suivant : méfions-nous a priori des orateurs, car le langage trahit bien souvent l’action. Le bavardage ayant quelque chose de fondamentalement suspect. D’ailleurs, si je parle de la figure de l’enseignant, c’est que celui-ci est particulièrement bien placé pour savoir qu’un individu qui dispose de certaines facilités de communication (parfois dictées par un simple conformisme verbal) ne sera pas forcément doté de qualités plus profondes, dont le libre arbitre, l’esprit critique ou le bon sens, nécessaires à l’harmonie de groupe.
Ainsi, il n’est pas rare d’observer des élèves dyslexiques, présentant des troubles de l’apprentissage ou du comportement, faire montre de facultés de compréhension et d’assimilation supérieures à la moyenne, ceux-ci étant capables de raisonner remarquablement tout en s’exprimant difficilement par le langage. La violence pouvant être vue chez certains comme une forme désespérée d’expression devant la frustration et l’injustice qu’induit la non-maîtrise des codes langagiers.
Dans le domaine culturel, voyons aussi à quel point la littérature contemporaine, en France, a condamné le style et l’art de la réflexion, produisant des « œuvres » qui ne revendiquent, même marginalement, ni fond ni forme, sous la houlette d’éditeurs veules, soumis à la bien-pensance de rigueur ou aux dogmes de leurs maîtres financiers. Mais quels modèles entend-on proposer ? Des modèles de courage et d’élégance, ou de vulgarité et de soumission ?
Alors, n’est-il pas temps, sous le poids des bavardages — mondains ou populistes — et de la désinformation permanente, de retrouver la radicalité du langage corporel, du langage universel ? Cet instinct social qui mena les Gilets jaunes dans les rues de France et fit trembler, par un désir commun de souveraineté et de tranquillité, une autorité illégitime prête à toutes les manœuvres pour se maintenir au pouvoir ?
N’est-il pas temps de sanctionner ceux qui ne voient plus qu’en le discours ses fonctions anesthésiantes et arrangeantes pour couvrir face au peuple leurs agissements de prédateurs et d’incompétents ? Chasser la démagogie pour réhabiliter la pédagogie ? N’est-il pas temps de purifier les terrains de la parole publique, et en premier lieu les médias sous contrôle, pour redonner au langage sa réelle utilité, en concevant de nouvelles formes de gouvernance débarrassées de l’emprise des mots ?