John Dos Passos, né en 1896 à Chicago dans une famille aisée, publie Manhattan Transfer en 1925 avec un vif succès, alors qu’il connaît déjà une certaine notoriété après plusieurs romans, en particulier Trois Soldats (Le Castor astral, 2018), qui présentait la machine militaire sous un jour brutal — lui-même s’était engagé comme ambulancier pendant la Grande Guerre. Il est cultivé, éduqué, il a fait tout jeune le « Grand Tour » en Europe : pour l’heure, il est fortement attiré par le communisme, dont il s’éloignera une dizaine d’années plus tard. Bientôt il écrira une pièce consacrée à ce qu’on appellera l’« affaire Sacco et Vanzetti », et en 1930 il publiera Le 42e Parallèle, le premier volume de sa trilogie U.S.A. Qui prolonge, sans nécessairement l’éclipser, l’étonnant Manhattan Transfer.
Trente ans de vies multiples à Manhattan, au cœur de New York, « la ville où chacun a sa chance », horrible, violente, classe contre classe, sans merci : de Battery Park face à Ellis Island, la frontière de l’eldorado pour les misérables qui arrivent du monde entier à la poursuite du rêve américain, du vacarme du Lower East Side, de sa puanteur, ses asiles de nuit, ses rades minables où les femmes dansent pour un ticket de quelques cents, au luxe paisible de Washington Square et ses restaurants hors de prix pour noceurs parvenus, Manhattan où d’innombrables destins se heurtent, se mêlent et se perdent dans le tumulte… Avec un récit ni linéaire ni chronologique, Dos Passos témoigne d’une hardiesse à la mesure de son ambition, puisqu’il entreprend de « totaliser » la réalité d’une ville, dans cette succession de moments d’existences et de voix intérieures. Ses descriptions, qu’il s’agisse d’un paysage ou d’un personnage, sont brèves, tranchantes, inoubliables à la manière des plans dans les films de Sergueï Eisenstein, qu’il admirait. Pas de commentaires, pas de considérations psychologiques, mais un montage précis de fragments concrets. Qui disent l’essentiel. Silhouettes fugaces comme on en croise dans la rue ou personnages que l’on retrouve au fil du temps, de l’attentat de Sarajevo à la Prohibition des Roaring Twenties (les « années rugissantes »), ils sont plus de cinquante à être dotés d’un nom ; une dizaine se détachent. Ceux qui échouent, comme Bud le jeune hobo sautant du pont de Brooklyn, Joseph Harland ex-« sorcier de Wall Street » devenu clochard alcoolique, le brillant Stan Emery, qui brûle vif dans une cuite sans fin… Et ceux qui réussissent, comme le laitier Gus McNeil devenu richissime affairiste, Congo le mataf devenu millionnaire, l’avocat tricheur George Baldwin qui se lance en politique… À quel prix s’en sort-on, lorsque l’obsession de l’argent prend la place de tous les rêves ? Ellen Thatcher, jeune actrice prometteuse et douée, renonce au théâtre, renonce à Jimmy Herf qu’elle aime pour le puissant Baldwin qu’elle n’aime pas. Herf, né riche, rêve d’autre chose que d’argent et de sécurité, même s’il ne sait pas au juste de quoi il rêve. À la fin du roman, il s’en va. En stop. Un camion s’arrête. Le chauffeur lui demande « Vous allez loin ? — Sais pas… Assez loin, oui. »
Jean-Paul Sartre disait de Dos Passos qu’il était le plus grand romancier de son temps. On l’avait passablement oublié. Il est à espérer qu’à la faveur de cette nouvelle traduction, due à Philippe Jaworski, on le « redécouvre ». Dans sa vitalité et sa modernité.