Neurones en surchauffe, par Nicolas Melan (Le Monde diplomatique, juin 2023)


C’est sur un monde nommé Petite Vie que se retrouve un New-Yorkais de 66 ans après s’être fait tuer par une balle perdue, en 1948 à Union Square, où il exerçait sa profession de joueur d’échecs. Quand il se « réveille », il est nu, sur le sol d’une pièce sombre, et il a le corps de ses 20 ans. Dans cet au-delà, les humains ont droit à un « bonus » de dix années avant de s’évaporer mystérieusement. Cette société post mortem, bâtie sur les connaissances et le savoir-faire des vivants, met à contribution les défunts pour reconstituer la mémoire de la Terre. Le joueur d’échecs se voit confier la restitution complète du roman 4001, de Robert Krauss, qui est considéré soit comme « l’auteur de langue allemande le plus important du siècle », soit comme une « injure faite à Kafka, à Mann, à Musil, à Döblin ». Accompagné d’une femme, Bonadea, qui doit l’épauler dans sa mission, il commence sa recherche, mais le duo se retrouve aux mains des Hans, un curieux groupe (chacun des membres se prénomme Hans) qui désire restaurer une étrange machine, faite entièrement de fonte brute : « un gigantesque mécanisme souterrain, conçu comme une tentative de reproduction de l’encéphale humain ».

Les événements se bousculent. Les perceptions du protagoniste se brouillent. Entre trou de mémoire et confusion, il est pris dans des aventures cauchemardesques. Sa rencontre, par exemple, avec un enfant — mort pendant la seconde guerre mondiale — qui s’est retrouvé sur Petite Vie dans un corps devenu adulte et au beau milieu d’une jungle très hostile. Autre péripétie, il assiste à des expériences cannibales des Hans, qui cherchent à percer le secret de la disparition des corps sur Petite Vie. Jusqu’à ce qu’un mystérieux bond dans le temps semble le faire revenir sur Terre dans l’Europe connectée des années 2020, durant un festival de musique. S’agit-il là encore de la réalité ou d’une vision prémonitoire ? Il terminera son voyage dans les entrailles du Mécanisme, aux côtés de Bonadea, qui, au fil du temps, ressemble toujours plus à sa défunte épouse.

Pour ce roman (le deuxième, mais le premier à être traduit en français) multicouronné, Sofronis Sofroniou, formé aux neurosciences, joue, comme le poète Roberto Bolaño, avec les pouvoirs équivoques de la mémoire. Mémoire personnelle, mais également collective : le joueur d’échecs est entouré de défunts collectant les mots perdus des romans de Franz Kafka ou tentant de tourner à l’identique les films d’Alfred Hitchcock… Il fait écho aux réflexions de Virginia Woolf dans Une chambre à soi : « Les chefs-d’œuvre ne sont pas nés seuls et dans la solitude ; ils sont le résultat de nombreuses années de pensées en commun, de pensées élaborées par l’esprit d’un peuple entier, de sorte que l’expérience de la masse se trouve derrière la voix d’un seul. »

Mais quel rôle jouent à l’échelle individuelle ces fragments imparfaits et personnels du passé, prisonniers de notre conscience ? Façonnent-ils notre identité, orientent-ils notre perception ? Entre science-fiction et onirisme, ce féru de David Bowie, Radiohead et David Lynch enchaîne les scènes et les visions durablement marquantes, égare volontairement le lecteur dans son labyrinthe fascinant d’où surgissent régulièrement Sophocle ou Jules Verne, et crée un monde où le passé ne peut qu’être recomposé, choc d’images mentales. La mémoire est-elle le mètre étalon de la vérité ?



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