Une histoire digne des tabloïds des années 1920
Menachem Mizrahi est un juge très respecté en Israël, un juriste conservateur dont le tribunal de première instance est le plus élémentaire dans la hiérarchie judiciaire du pays, compétent pour les affaires pénales et les litiges familiaux. Il vient d’incarcérer cinq hauts responsables militaires et gouvernementaux dans le cadre d’une enquête criminelle qui prend rapidement de l’ampleur et qui pourrait conduire à la fin du troisième mandat de Benjamin Netanyahou en tant que Premier ministre. Et il a ordonné que l’affaire soit mise sous scellés.
En dehors des médias, rares sont ceux qui remettent en question la prudence de Mizrahi, compte tenu des questions qui entourent l’affaire. Il s’agit essentiellement d’actions entreprises par M. Netanyahu, qui cherche désespérément à rester au pouvoir. Il aurait été le catalyseur d’un chantage, du vol de documents hautement secrets et de la falsification de transcriptions de réunions secrètes du cabinet, le tout découlant de sa publication occasionnelle de l’un des documents les plus sensibles de l’armée israélienne sur le contrôle opérationnel exercé par le Hamas sur les otages du 7 octobre, qui, s’ils sont toujours en vie, sont en captivité depuis treize mois.
Ces questions ont stimulé et enragé la presse israélienne, parfois – mais pas toujours – accommodante, qui se rend compte que sous le battage médiatique se cache le fait que ces affaires, une fois élucidées, pourraient révéler aux familles désemparées et aigries des otages qu’elles avaient raison depuis le début : Netanyahou n’a pas conclu d’accord de libération d’otages avec le Hamas lorsqu’il était possible de le faire, car cela aurait compromis sa position auprès de l’extrême droite religieuse israélienne. Leur objectif ouvertement déclaré est de prendre le contrôle de Gaza et de la Cisjordanie, conformément à une lecture fanatique de la Bible. Et au diable le sort des Palestiniens de Gaza et de Cisjordanie qui subissent en permanence les attaques meurtrières de l’armée israélienne.
Les actions du juge ont fait la une des journaux du monde entier. L’accent a d’abord été mis sur un collaborateur de M. Netanyahou qui a divulgué au Jewish Chronicle, un journal britannique, une version déformée, favorable au premier ministre, de ce que les services de renseignement israéliens avaient appris sur le sort des otages restants. Une version encore plus déformée a été communiquée au Bild, un tabloïd allemand de droite connu pour son soutien au gouvernement de M. Netanyahou. L’article britannique visait à soutenir l’affirmation de M. Netanyahou selon laquelle les pourparlers avec le Hamas n’aboutiraient jamais à un cessez-le-feu parce que Yahya Sinwar, le chef du Hamas tué le mois dernier, était prêt à fuir Gaza pour l’Iran, via l’Égypte, et à emmener les otages avec lui.
Un Américain bien informé m’a mis en garde en me disant que l’administration Biden, bien qu’elle continue à fournir des renseignements et des armes à Israël, « ne peut donner de conseils politiques aux dirigeants israéliens sans avoir accès à tous les dossiers de l’affaire ». Il a reconnu que les implications du soutien passé et présent de Biden aux guerres de Netanyahu « sont effectivement graves. Elles sont telles que tous les faits doivent être connus » avant d’accuser un dirigeant allié de ne pas avoir conclu d’accord sur la prise d’otages alors qu’il y en avait un sur la table.
Les familles des otages encore en vie sont allées beaucoup plus loin dans leurs démarches et manifestations incessantes contre Netanyahu, qu’elles déclarent coupable de ce qu’elles ont qualifié à plusieurs reprises de « meurtre » des otages encore en vie, en raison de sa réticence à conclure un cessez-le-feu, cessez-le-feu exigé par le Hamas en échange de toute nouvelle libération d’otages.
Le 4 septembre, Netanyahu a donné une conférence de presse télévisée à des journalistes étrangers pour expliquer pourquoi l’accord sur les otages et le cessez-le-feu avec le Hamas n’auraient pas lieu. Le Premier ministre a expliqué les dangers encourus par Tsahal si le Hamas accède à une étroite bande de terre à la frontière de l’Égypte, connue sous le nom de « corridor Philadelphie ». Il y a dix ans, l’Égypte contrôlait une série de tunnels bordant la bande de Gaza sur près de 15 km, nommée en référence à l’accord de Philadelphie de 2005 .
« Si nous sortons, si nous quittons le couloir de Philadelphie », a déclaré M. Netanyahu à la presse étrangère, « l’Iran pourrait mettre en œuvre un plan visant à transformer Gaza en une base, une enclave terroriste qui mettrait en danger Tel-Aviv, Jérusalem […] le pays tout entier ».
Les tunnels ont fait l’objet de nombreux trafics après le retrait d’Israël de la bande de Gaza en 2005. Ils ont été condamnés il y a une dizaine d’années et l’Égypte est toujours responsable du contrôle de son côté de la frontière. Mais Netanyahu n’en avait pas fini avec ses propos délirants. Un peu plus tard, il s’est approché d’un pupitre sur lequel se trouvait une photographie agrandie d’une page en arabe. Il n’a pas précisé que cette page provenait de l’un des documents les plus secrets des archives des services du renseignement israélien.
« Vous devriez voir ça », a-t-il dit en montrant la page. « Voilà leur tactique. Il s’agit d’ordres du Hamas concernant la guerre psychologique, trouvés dans un commandement clandestin du Hamas le 29 janvier. . .Et voici le document original en arabe ».
Reprenant l’affirmation du Jewish Chronicle, Netanyahu a déclaré que le document prouvait que Sinwar prévoyait de transférer certains ou tous les otages restants en Égypte pour les faire passer en Iran via le corridor de Philadelphie si Tsahal était sur le point de le capturer.
C’est la présentation par le Premier ministre de l’un des documents les plus confidentiels des services de renseignement israéliens qui a déclenché l’enquête judiciaire. À l’époque, ce document faisait partie des secrets les mieux gardés d’Israël; et ne pouvait être consulté que dans un lieu sécurisé sous étroite surveillance, dans les archives du quartier général du renseignement militaire israélien – connu en Israël sous ses initiales hébraïques d’Aman. Un Israélien bien informé m’a dit que les pages actuelles du document contredisent totalement les propos de Netanyahu, qui prétendait qu’il s’agissait d’un stratagème de dernière minute pour empêcher les otages de tomber entre les mains de Tsahal et de fuir avec eux vers l’Égypte. Les deux pages suivantes du document de douze pages montrent clairement que Sinwar avait catégoriquement rejeté cette idée. L’analyse ultérieure du document par des experts du quartier général des services du renseignement a permis de conclure que le document n’avait sans doute pas été rédigé par Sinwar, mais par un haut commandant du Hamas.
La divulgation et l’exposition publiques par Netanyahu des documents secrets provenant des archives des services de renseignement de l’armée ont déclenché l’inévitable enquête. Une question s’impose : si Netanyahu a pu avoir accès aux documents de Sinwar, quels sont les autres documents soustraits ou partagés sans qu’aucun rapport officiel n’ait été établi ? L’accès à de tels documents sans autorisation officielle est passible d’une peine de quinze ans de prison.
Le tribunal a ordonné au cabinet du Premier ministre de restituer tous ces documents top secret, et a rappelé que toute tentative d’altération ou de modification du libellé de ces documents est également passible d’une condamnation. C’est apparemment la publication des documents classifiés dans le Jewish Chronicle au Royaume-Uni qui a incité le juge Mizrahi à ordonner dans un premier temps la mise sous scellés de ce dossier.
C’est à ce moment-là, m’a dit l’un des Israéliens bien informés, que les choses ont commencé à échapper à tout contrôle et à devenir beaucoup plus scabreuses. Le chef de cabinet de Netanyahu, Tzachi Braverman, tenait à ce que d’autres documents hautement confidentiels se trouvent dans son bureau, traitant vraisemblablement dans certains cas des liens de Netanyahu avec l’extrême droite, modifiés afin de protéger Netanyahu d’accusations potentielles. M. Braverman a appris que l’un des officiers supérieurs en service à Aman avait une liaison avec une subordonnée de 21 ans. L’officier a ensuite déclaré aux enquêteurs qu’il a été contacté par un membre du cabinet du Premier ministre qui l’a averti que le cabinet disposait d’informations compromettantes à son sujet et que, pour éviter toute fuite, il devait remettre divers documents secrets et transcriptions au cabinet de Netanyahu, manifestement pour qu’ils soient éventuellement falsifiés ou supprimés. L’officier n’a pas mordu à l’hameçon et a organisé une réunion avec le général Herzi Halevi, chef d’état-major de l’armée, pour lui faire part de la tentative de chantage. L’officier n’a remis aucun document au bureau du Premier ministre.
La question qui se pose encore est la suivante : comment Netanyahu a-t-il eu accès au document top secret sur les otages de Sinwar qu’il a rendu public lors de sa conférence de presse du 4 septembre ? Les médias israéliens ont rapporté, avant que ce document ne soit placé sous scellés par décision de justice, qu’il a été obtenu par un attaché de presse de Netanyahu, Eli Feldstein, dont le nom a été rendu public par les médias. Cet adepte de l’extrême droite religieuse en Israël était auparavant l’attaché de presse de l’extrémiste Itamar Ben-Gvir, aujourd’hui ministre de la Sécurité nationale. C’est M. Feldstein qui aurait fourni au Jewish Chronicle , au Royaume-Uni, deux jours avant la conférence de presse de Bibi pour les journalistes étrangers, des informations hautement confidentielles sur les documents des otages du Hamas. De nombreux médias israéliens pensent que Feldstein était en contact avec des extrémistes religieux au sein des archives top secrètes d’Aman – quelque 40 % des membres de Tsahal s’identifient à l’extrême droite – qu’il a impliqués pour s’assurer que les documents les plus sensibles conservés à Aman présentent Netanyahu sous le meilleur jour possible. Les imprudences et le caractère illégal du réseau de trafic de documents organisé par les religieux font actuellement l’objet d’une enquête par le tribunal.
Avec l’assassinat de Hassan Nasrallah, le chef du Hezbollah au Liban, et la prétendue destruction d’une partie du système antimissile iranien à Ispahan, Netanyahu est de nouveau en tête des sondages dans un Israël profondément traumatisé.
Il y a cependant peu de raisons de croire que le Premier ministre israélien et le cortège de fanatiques religieux qui le soutiennent seront en mesure d’influencer les conclusions du juge Mizrahi, qui serait prêt à rendre publiques d’autres informations, peut-être dans le courant de la semaine.
Précisons ici que certains membres des médias israéliens, opérant en temps de guerre, ont été en première ligne pour rendre compte des problèmes d’éthique au sein du cabinet du Premier ministre. Les quotidiens, Yedioth Ahronot en tête, ont révélé des mois avant le scandale actuel que des fonctionnaires du bureau de Netanyahu ont falsifié des documents officiels portant partiellement sur la période précédant la guerre de Gaza, afin de présenter Netanyahu sous un jour plus favorable. L’un des objectifs de ces falsifications tendait à minimiser la responsabilité du Premier ministre dans les manquements de l’armée en matière de renseignement et de prévention du 7 octobre.
Les informations déjà disponibles montrent clairement que Netanyahu a transformé son gouvernement, comme me l’a dit un ami israélien, « en un bureau du crime organisé. Il a pris le pays en otage et est prêt à sacrifier son peuple pour éviter la prison ».
Source: Seymourhersh.substack.com/
Traduction ASI