Vous êtes-vous déjà demandé combien de kilomètres parcourt une vache avant de finir dans votre assiette ? En France, les importations de viande représentent en moyenne plus de 30 % de la consommation totale du pays. Dans le cas des viandes ovines et de poulet, elles atteignent même la moitié de notre consommation. Chaque année, 1,6 milliard d’animaux vivants européens sont transportés dans et depuis l’Union européenne.
L’autrice et journaliste Émilie Fenaughty a donc décidé d’enquêter sur les conditions de transport de ces animaux, entassés dans des camions ou des bateaux pendant des heures — parfois des jours — pour répondre aux envies des Européens. Entre récit personnel et enquête journalistique, son ouvrage Carcasse (éd. Marchialy, septembre 2024) bat en brèche l’idée que tous les animaux dévorés en France y sont nés et y ont été élevés.
Reporterre — Lors de votre enquête, vous avez pris en filature des camions transportant des veaux de l’Irlande jusqu’aux Pays-Bas. Qu’avez-vous observé ?
Émilie Fenaughty — L’Irlande fait partie des premiers producteurs de lait européens, voire mondiaux, c’est une industrie énorme. Même si l’on n’en a pas toujours conscience, derrière chaque bouteille de lait, il y a un veau qui a dû naître. Mais, culturellement, l’Irlande ne consomme pas de la viande de veau. Les nombreux veaux irlandais — entre 1 et 2 millions chaque année — deviennent donc des résidus de l’industrie laitière. Les éleveurs veulent s’en débarrasser à tout prix et les envoient vers le continent européen.
Ils vendent d’abord les veaux de 2 semaines, non sevrés, sur les marchés aux bestiaux du pays. Les animaux sont ensuite rassemblés dans des centres d’allotement [des animaux provenant de différents élevages sont regroupés en fonction de divers critères] où ils restent généralement une nuit, puis ils sont mis dans des camions et partent jusqu’au port de Rosslare. Ils montent sur un ferry — le même que celui utilisé par les touristes. Après une traversée de dix-huit heures, qui est souvent assez chahutante, les veaux arrivent à Cherbourg, sur nos côtes françaises. Ils sont remis dans un centre d’allotement, où ils sont censés pouvoir se reposer au moins douze heures.
Mais ce n’est toujours pas fini : ils sont ensuite remis dans des camions et transportés jusqu’à leur destination finale, une ferme d’engraissement le plus souvent. Ils terminent la plupart du temps aux Pays-Bas, qui est un énorme producteur de veaux. Après huit mois d’engraissement, les veaux sont envoyés à l’abattoir.
Ces temps de trajet sont très longs. Est-ce uniquement le cas des veaux irlandais ?
Non, d’autres animaux peuvent tout à fait naître dans un pays européen et être engraissés dans un autre. Par exemple, des vaches françaises se retrouvent dans des fermes d’engraissement espagnoles. Elles sont ensuite souvent transportées par bateau vers les pays de l’autre côté de la Méditerranée, au nord de l’Afrique. C’est ce que j’ai suivi avec des associations qui défendent les droits des animaux. Je raconte dans le livre que nous sommes allés au port de Carthagène, en Espagne, juste avant la période de l’Aïd. Peu de vaches étaient exportées ce jour-là, mais il y avait énormément de moutons.
« C’est un drame pour le bien-être animal »
Dans ces cas-là, les animaux sont mis sur d’énormes bateaux, en très mauvais état pour la plupart, et traversent la Méditerranée sur plusieurs jours. Les associations ne sont toujours pas parvenues à suivre la traversée entière, car cela demande de posséder un bateau et des moyens importants. Donc elles n’ont plus vraiment de regard une fois que ces bateaux dépassent les frontières européennes. C’est valable aussi pour le transport terrestre, au-delà de la dernière frontière turque. Or les animaux qui naissent sur le sol européen sont censés être protégés tout au long de leur vie par les normes européennes en vigueur.
Vous décrivez dans votre livre des conditions de transport abominables à bord de ces bétaillères maritimes…
C’est un travail qui a été documenté par l’association Robin des bois. Les quelques images qui nous parviennent sont vraiment atroces : des animaux baignant dans leurs excréments sont complètement entassés, voire jetés à la mer.
Parfois, les bateaux sont arrêtés en pleine mer, car ils n’ont pas l’autorisation administrative de venir jusqu’au port. Ils se retrouvent à attendre, les animaux sont malades, certains décèdent, et le plus simple pour les personnes qui y travaillent, c’est de s’en débarrasser dans la mer. Ainsi, en 2023, plusieurs cadavres de bovins ont été retrouvés échoués sur les plages du Finistère.
Pour ne pas être tracés, les salariés des navires enlèvent aux animaux leur étiquette à l’oreille, et on ne peut pas retrouver de quel bateau ils ont été jetés. C’est un drame pour le bien-être animal évidemment, et cela crée un problème de pollution et vient déranger la biodiversité. Des requins s’aventurent de plus en plus aux abords des ports, notamment en Espagne, attirés par cette odeur de viande jetée par-dessus bord.
Quelle est la réglementation européenne actuelle sur les conditions de transport des animaux ?
La loi qui encadre le bien-être des animaux exportés vivants européens est en vigueur depuis 2005, elle n’a donc pas bougé depuis bientôt vingt ans. Son point de départ, c’est que chaque animal transporté doit être en condition de l’être : les animaux blessés ou malades ne peuvent pas monter à bord des camions. Or, parfois, il y en a qui montent malgré tout.
« Jusqu’à 30 heures sans manger ni boire »
Il existe ensuite des normes sur la durée du transport. Les veaux doivent voyager neuf heures maximum par exemple, puis faire une pause d’une heure où le chauffeur doit leur donner de l’eau, avant de repartir pour neuf heures supplémentaires au maximum. Sauf que les veaux non sevrés ne boivent pas d’eau, seulement du lait maternel. Donc en termes de logistique, c’est un repos impossible à mettre en place pour les chauffeurs qui ont la responsabilité des animaux qu’ils transportent. Dans le cas irlandais que nous évoquions, les veaux passent parfois jusqu’à trente heures sans manger ni boire.
Un autre exemple : la durée de transport maximale pour les porcs est de vingt-quatre heures, avec de l’eau disponible en permanence. Or beaucoup de camions ne permettent pas de donner de l’eau à tous les animaux de façon équitable : ce sont souvent deux abreuvoirs situés d’un bout à l’autre du véhicule, ce qui crée des bousculades et peut engendrer des blessures et de la déshydratation. Même à l’intérieur de nos frontières, la réglementation n’est pas respectée.
Comment expliquer ce décalage entre les normes et la réalité ?
Les bétaillères sont assez mal construites pour transporter des animaux sur de très longues distances. Il y a cette question d’abreuvoir, c’est aussi difficile de distribuer de la nourriture aux animaux sans les faire descendre du camion. C’est donc compliqué pour les chauffeurs de bien faire s’ils n’en ont pas les moyens, s’ils n’ont pas les camions adaptés, et qu’ils ont la pression d’arriver à bon port le plus rapidement possible.
Il y a un critère de rentabilité et de rapidité de livraison. Les animaux sont transportés comme des marchandises.
Que réclament les associations que vous avez rencontrées ?
Leur demande principale est déjà de faire respecter la réglementation actuelle, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.
En décembre 2023, la Commission européenne a élaboré des propositions de loi sur la protection des animaux durant le transport, dans le but de remplacer et de mettre à jour la réglementation de 2005. Elles prévoient par exemple que les veaux irlandais ne soient plus déplacés avant l’âge de 5 semaines, contre 2 semaines aujourd’hui. Il est également demandé que les camions destinés aux longs voyages soient équipés d’un système efficace pour nourrir tous les animaux. Ces propositions de loi visent aussi à réduire les temps de trajet pour chaque animal et à limiter le temps jusqu’à l’abattoir.
Il faut maintenant que ces propositions de lois européennes soient soumises au Conseil et au Parlement européens. Les associations n’ont pas de visibilité pour le moment.
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Carcasse — Une enquête sur les routes de sang, d’Émilie Fenaughty, aux éditions Marchialy, septembre 2024, 200 p., 20 euros. |
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