Puycelsi (Tarn), reportage
Sa tête slalome entre les calebasses, suspendues comme des luminaires sous une serre de lianes. Sécateur en main, Jérôme Désignaud décroche un cougourdon, nom occitan de ces cucurbitacées au ventre dodu et à la carapace verte. Comme chaque année, le 1er novembre, c’est jour de récolte sur cette parcelle du hameau de Puycelsi, dans le Tarn. « Il faut éviter de les entasser pour ne pas les abîmer », explique le quarantenaire à la douzaine de cueilleurs qui couchent chaque courge dans deux remorques de voiture. Parmi eux, Claire Lascoumes, carré blond et lunettes de soleil, regarde la courge qu’elle tient dans les bras : « Celle-ci pourrait servir de trompette », dit cette musicienne.
Dans le champ, personne n’est paysan et aucun légume ne finira en cuisine. Ces congourdes constituent la matière première des instruments de musique fabriqués par Jérôme Désignaud, l’un des deux cougourdonniers-luthiers de France. Un métier rare mais « présent au registre des commerces », précise l’artisan, cheveux bruns bouclés et sandales en cuir. Depuis plus de quinze ans, il cultive cette plante sur les terres de ses deux voisines maraîchères.
Le créateur ne se considère pas vraiment comme paysan mais travaille de manière « ultralocale, bio et fermière ». Cette année, la pluie a amaigri la récolte : moins de 300 calebasses au compteur, dont seulement certaines pourront être utilisées. Mais Jérôme Désignaud s’en contente car il « respecte la forme végétale » et ne les contraint pas « en les faisant pousser dans des moules ».
Des instruments bio et locaux
Instruments à vent, à cordes, percussions… chaque instrument est unique et associé à l’une des cinq variétés semées. Les courges serpents, à la forme allongée, serviront par exemple à fabriquer des hautbois. Quelques heures auparavant, dans son atelier en contrebas du hameau, le luthier finalisait une commande. Au plafond pendent plusieurs centaines de cougourdes séchées, aux formes fantasques et à la coque devenue marron. Et entre les mains de Jérôme Désignaud, une espina, guitare à quatre cordes utilisée dans la musique traditionnelle occitane, prend forme. Pour fabriquer ses instruments en circuit court, le professionnel égraine les calebasses après un séchage de plusieurs mois.
Le revêtement intérieur est réalisé avec de la peau de chevreau ou de brebis fournie par un artisan du département, et le cordier, petite partie en métal, provient parfois d’une vieille louche en métal. Seules les cordes sont achetées dans le commerce. Pour les pièces en bois, Jérôme Désignaud utilise des essences locales. Pas question d’acheter des matières synthétiques ou des bois exotiques : « Normalement, on importe des bois d’Afrique ou d’Amérique du Sud qui participent à la déforestation, mais le coût environnemental est important pour moi. » Cet ancien étudiant en philosophie voit dans sa production un engagement plus global : il défend une vision écologique de la culture.
« Je préserve le sol du jardin et le patrimoine culturel autour de la création artistique locale. Alors que quand on importe des matériaux, on dégrade la forêt, on externalise et on perd le savoir-faire », expose-t-il. Depuis un an, il s’efforce de retrouver les graines de cougourdons disparues du commerce en Europe. « Je suis en contact avec la Thaïlande pour protéger ce patrimoine très fragile ». En créant une banque de graines, il espère préserver la biodiversité de l’espèce : « Beaucoup de plantes sont hybridées, alors que nous possédons un véritable trésor de semences à sauvegarder ».
« Une calebasse, ce n’est pas comestible et ça durcit comme du bois »
Dans son art, Jérôme Désignaud ne se considère pas comme un inventeur, mais plutôt comme « l’héritier d’une tradition occitane ». Fils d’une tisserande et d’un musicien du Tarn-et-Garonne, cet autodidacte a commencé à fabriquer des flûtes en bambou pour financer ses études : « Le chalumeau chauffait ma chambre étudiante ». À la fin des années 1990, jeune intermittent, il a découvert une calebasse dans un marché aux puces et a fabriqué son premier instrument à cordes. « J’étais passionné de musiques du monde, je pensais jouer d’un instrument provenant du Balouchistan, une région du Pakistan ». C’est lors d’un concert, en 2007, qu’il a croisé Jérémy Couraut, auteur-compositeur du groupe Djé Baleti. « Il est venu me voir et m’a dit que ce cougourdon venait de Nice ! Pour moi, ça a tout changé. »
Lunettes noires et chemise à fleurs déboutonnée sous le soleil de la Toussaint, « Djé » se souvient bien de cette rencontre : « J’ai beaucoup voyagé et je me suis demandé ce qu’il y avait vers chez moi. Quand j’ai découvert le cougourdon, j’ai cherché un artisan capable de le travailler », raconte le Niçois, devenu « espinaïr », joueur d’espina électrique. Mais ne dites pas à Jérémy qu’il joue dans une courge, ce terme pourrait le vexer. « Une courge, ça pourrit alors qu’une calebasse, ce n’est pas comestible et ça durcit comme du bois. Et puis, les orchestres à légumes, c’est assez péjoratif, on dirait qu’on fabrique des flûtes avec des carottes », maugrée l’artiste occitan.
Une culture paysanne à sauvegarder
Ensemble, les deux musiciens ont redécouvert un patrimoine musical riche qu’ils ont souhaité faire germer à nouveau. « Nous nous inspirons de la culture populaire, dit Jérôme Désignaud, en marquant une pause dans son travail, pas celle de l’intelligentsia. » Une culture intimement liée au monde agricole : « Autrefois, les paysans fabriquaient des instruments et les utilisaient pour une musique fonctionnelle, par exemple pour se synchroniser lorsqu’ils battaient le blé. »
Debout sur une table, le corps étiré vers le plafond, Jérôme Désignaud détache l’équivalent d’un soubassophone. D’un souffle continu, il en sort un bruit grave et strident. « Ces musiques occitanes ont été ridiculisées alors qu’elles étaient belles, explique-t-il avec émotion. J’essaie de retrouver leur caractère, leur côté rugueux. » Dans cette aventure, le Tarnais a acquis un véritable savoir-faire. Aujourd’hui, il produit environ huit instruments par an et répond à des commandes dans toute la région : trompe, sonarel, sistres — les cousins occitans de la trompette, de la clarinette et des maracas — ainsi que des instruments plus classiques, comme des hautbois ou des banjos. Chaque cucurbitacée nécessite environ 80 heures de travail.
Lorsqu’il troque ses outils pour jouer, c’est toujours autour des calebasses occitanes que gravite son art. En 2009, Jérôme et Jérémy ont fondé la Vespa Cougourdons Orchestra, en hommage à une ancienne formation niçoise de 1925, dont ils ont retrouvé les archives. Le lendemain de la récolte, la bande de douze musiciens s’est retrouvée dans un lieu culturel de Rabastens, à quinze kilomètres de là. À l’occasion de la Toussaint, l’association du Pré Vert organise Samhain, une fête païenne inspirée d’une tradition celtique, en hommage aux défunts.
Sous une grande toile noire tendue comme un chapiteau, les instruments prennent vie : Lily fait résonner le pétadou (« pet de dieu », en occitan), sorte de tambour au son profond et mystique. Sur le devant de la scène, l’espina de Jérémy Couraut électrise la foule. À la fin du concert, Jérôme Désignaud, maquillé de motifs tribaux et coiffé de cornes en calebasse, ouvre une cougourde qu’il tient en bandoulière et en retire une poignée de graines. « Semez-les au printemps, arrosez-les régulièrement », dit-il en les distribuant au public. Une façon de disséminer ce patrimoine et de renouveler le cycle allant de la graine au son.
Notre reportage en images :