C’est un phénomène qui se répand aux quatre coins de la planète. Un signe du puissant retour de bâton qui frappe nos sociétés occidentales, gangrenées par l’extrême droite et la désinformation. Partout, les écologistes sont rendus responsables des catastrophes climatiques qu’ils annonçaient depuis des décennies. Les messagers sont pris pour cible, attaqués et transformés en boucs émissaires. Le débat public est caricaturé et instrumentalisé, pris dans des polémiques stériles et absurdes.
À Valence, en Espagne, les écologistes sont accusés par les réactionnaires d’avoir aggravé les inondations qui ont provoqué la mort de plus de 200 personnes en octobre dernier. Le parti d’extrême droite, Vox, leur reproche d’avoir détruit des barrages et d’avoir refusé de nettoyer les rivières. En réalité, seules de petites retenues en fin de vie avaient été détruites dans les années 2000, sans effet sur l’importance des dégâts, assurent les experts.
Vers un climatocomplotisme
Aux États-Unis, quelques semaines auparavant, lors du passage des ouragans Helene et Milton, des météorologues ont aussi été menacés de mort. Trump et ses partisans ont mené une campagne de diffamation de grande ampleur pour dénoncer le rôle du gouvernement démocrate dans l’apparition de la tornade et décrédibiliser les climatologues.
Le camp républicain a répété de fausses allégations selon lesquelles l’administration Biden-Harris aurait réorienté les fonds d’aide destinés aux régions dévastées pour les consacrer à des programmes en faveur des migrants. Des élus conservateurs, comme la députée de Georgie, Marjorie Taylor Greene, ont même insinué que le gouvernement « contrôlait la météo » sur X.
Le climatoscepticisme vire au climatocomplotisme. À l’ouragan réel s’ajoute un autre déluge, de mensonges et de fake news. Dans le Guardian, la météorologue Katie Nickolaou témoigne : « Plusieurs personnes m’ont dit que j’avais créé et dirigé l’ouragan, d’autres que nous contrôlions la météo. J’ai dû rappeler qu’un ouragan a l’énergie de 10 000 bombes nucléaires et que nous ne pouvons pas espérer le contrôler. Mais la rhétorique est devenue plus violente, notamment avec des gens qui disent que ceux qui ont créé Milton devraient être tués. Les gens m’ont traitée d’une pléthore de jurons, ils m’ont dit de me taire ».
« Je n’ai jamais vu ça »
« En vingt ans à gérer des catastrophes, je n’ai jamais vu ça », dit Samantha Montano, professeure en gestion de situation d’urgence, interrogée par le New York Times. Le phénomène s’est aggravé avec la reprise en main par Elon Musk du réseau social Twitter-X.
Le milliardaire a rétabli de nombreux comptes interdits et provoqué une explosion de désinformation climatique sur la plateforme. Lors des deux derniers ouragans, la viralité des fausses informations a battu tous les records. Il a suffi de moins d’une trentaine de messages climatosceptiques et injurieux pour inonder le réseau, et être vus plus de 160 millions de fois.
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« On aurait pu croire que ces catastrophes soient un moment de révélation et de vérité qui aille dans le sens des écologistes, dit à Reporterre l’historienne Laure Teulière. Mais c’est tout le contraire qui s’est réalisé. À l’aune de la tempête, la confusion s’aggrave encore davantage ». Selon elle, « le technocapitalisme radicalise ses formes de domination. La cause écologiste permet de souder contre elle ceux qui ont intérêt au statu quo — les industriels qui profitent du système économique — et les responsables politiques qui prospèrent sur le ressentiment de la population. »
« Les feux de forêts sont allumés par des terroristes verts »
Avant les exemples espagnol et étasunien, d’autres situations éloquentes montrent qu’il s’agit d’un phénomène global. Au Brésil, en 2019, Jair Bolsonaro avait insinué que les associations écologistes incendiaient l’Amazonie pour ternir sa réputation. « Je n’arrive pas à tuer ce cancer que sont la plupart des ONG », regrettait l’ancien chef de l’État. Il qualifiait également l’Accord de Paris de « complot international » qui cherchait, selon lui, à saper ses efforts en faveur du développement du pays.
Au Canada, les conservateurs sont en embuscade. Alors que les mégafeux ravageaient 18 millions d’hectares de forêt en 2023, l’ancien ministre des Affaires étrangères Maxime Bernier affirmait « qu’une bonne partie des feux de forêt ont été allumés par des terroristes verts pour donner un coup de pouce à leur campagne sur le changement climatique ». Des thèses, encore une fois, sans fondement.
« Il y a dix ans, on se disait, avec des amis, que quand ça irait mal, on nous accuserait, nous, les écologistes, se souvient le philosophe Dominique Bourg. On n’était pas prêt d’imaginer que ça aille aussi vite et que cela soit aussi violent ». Et de poursuivre : « Nous vivons une situation assez classique des régimes autoritaires. Avec une destruction du langage et une inversion des valeurs. On construit un monde contrefactuel en détruisant toute vérité possible. »
La stratégie du choc est en marche
En 2007, déjà, Naomi Klein décrivait l’avènement d’un « capitalisme du désastre » qui surferait sur les catastrophes naturelles qu’il aurait lui-même provoquées. En se militarisant, en criminalisant tous ceux qui voudraient le remettre en cause, en détournant la colère et en jouant sur la sidération.
Tout porte à croire que nous y sommes. Cette « stratégie du choc », du nom du livre phare de l’intellectuelle canadienne, touche aussi la France. Des dynamiques similaires se déploient avec les mêmes rhétoriques diffamatoires. Après l’ère du greenwashing, place à l’ère du « greenblaming » ou du « greenbashing » [1]. L’extrême droite et les écomodernistes sont entrés en croisade contre les écolos, aidés par les médias de Bolloré et consorts.
Ainsi, en 2022, dans les Landes, face à l’ampleur des mégafeux, on a reproché aux écologistes d’avoir refusé d’aménager la forêt (plutôt que de s’interroger sur les monocultures résineuses industrielles hautement inflammables). L’animateur de M6, Mac Lesggy, et les journalistes employés des journaux contrôlés par des milliardaires, Géraldine Woessner, du Point, et Emmanuelle Ducros, de L’Opinion, ont mené la cabale, jusqu’à noyauter le débat public pendant la catastrophe. Avant d’être séchement démenties.
La même scène s’est répétée avec les inondations dans le Nord. La revue de Michel Onfray a accusé les écologistes de ne pas avoir voulu curer les canaux pour protéger des grenouilles. Le président de la Région Xavier Bertrand a surenchéri quelques heures à peine après les premières inondations, en pleine urgence.
En janvier dernier, face à la colère agricole, les écologistes ont aussi été désignés comme les principaux coupables de la détresse paysanne. « L’écologie politique est le courant de pensée faisant courir le plus de risques à notre pays », fantasme Géraldine Woessner, dans son dernier livre Les Illusionnistes (Robert Laffont, 2024).
« Il s’agit de décrédibiliser les lanceurs d’alerte »
« Cette petite musique sert surtout à détourner l’attention. Elle s’inscrit dans une stratégie plus vaste d’obstruction des efforts climatiques, assure l’historienne Laure Teulière. Ces détracteurs veulent imposer, face à la crise environnementale, leurs propres solutions procroissance et protechnologie ».
« Ils dépeignent les écologistes à la fois comme un ennemi intérieur, dangereux et violent, un khmer vert catastrophique et moralisant, mais aussi comme un grand naïf, un doux rêveur, avec des idées hors-sols, inefficaces et utopistes », remarque la chercheuse. L’objectif visé est de décrédibiliser et de délégitimer les lanceurs d’alerte et de leur couper l’herbe sous le pied.
La peur de la perte de contrôle
À l’avenir, ces attaques pourraient d’ailleurs redoubler d’intensité. Dans un article de la revue en ligne The Conversation, les chercheurs Iwan Dinnick et Daniel Jolley montrent l’écho grandissant de ce type de rhétorique. La multiplication des catastrophes naturelles favorise, paradoxalement, le climatoscepticisme et les discours anti-écolo, expliquent-ils.
Des biais cognitifs l’expliqueraient. « Les gens ont un besoin fondamental de se sentir en sécurité dans leur environnement. Dès lors où le changement climatique est réel, il représente une menace existentielle, c’est pourquoi certains le rejettent au profit de théories du complot pour retrouver une impression de contrôle. »
En 2019, une étude en psychologie s’intéressait à la flambée de tornades observées dans le Midwest étasunien. Les chercheurs constataient que les personnes les plus touchées par les tempêtes étaient les plus susceptibles de croire que les tornades étaient contrôlées par le gouvernement. Dans les situations de crise, le cerveau, en état de choc, cherche des réponses rapides et faciles, il désigne des coupables contre lesquels il est déjà énervé.
Iwan Dinnick et Daniel Jolley pointent le risque d‘« un cycle qui s’autoperpétue ». « Si les gens ne croient pas au changement climatique, ils n’agiront pas, ce qui accélérera sa progression. Et si le changement climatique s’accélère, les catastrophes naturelles deviendront, elles aussi plus fréquentes. »
L’écologiste fait figure de nouveau Cassandre. Au lieu de remettre en cause notre manière d’habiter la Terre, on appelle à un surcroît de contrôle, à plus de gestion et d’aménagement. En Espagne, le parti d’extrême droite, Vox, plaide pour relancer le « Plan Sud », un projet imaginé par Franco pour construire un grand canal. En France, les industriels prônent davantage de monocultures en forêt et la FNSEA veut curer la rivière Aa. « Vu que la nature nous pète à la gueule et que les écologistes la protègent, les Modernes font de nous des traîtres », conclut Dominique Bourg.
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