Un déluge de condamnations a accompagné le rachat de Twitter par le milliardaire Elon Musk. À l’évidence, l’enjeu de la transaction a dépassé le sort d’un réseau social prisé par les élites. L’évolution de cette plate-forme de microblogage représente en effet un indicateur de l’avenir de la parole en ligne, et les controverses attisées par le nouveau patron démontrent que la régulation de la liberté d’expression est devenue une question conflictuelle, particulièrement aux États-Unis.
Rembobinons. Au printemps 2022, M. Musk justifie l’acquisition de cette entreprise peu profitable (270 millions de dollars de pertes nettes au deuxième trimestre 2022) par sa volonté de protéger la liberté d’expression, « fondement d’une démocratie qui fonctionne ». Il dit vouloir limiter la modération des contenus au minimum exigé par la loi (américaine) et présente Twitter comme la « place publique numérique où sont débattues des questions vitales pour l’avenir de l’humanité » (1). Lorsqu’il achète Twitter, il renvoie par courrier électronique la moitié des salariés et rompt les contrats de plus de quatre mille prestataires externes, chargés notamment de la modération de contenus. Il rétablit ensuite de nombreux comptes désactivés, dont celui de M. Donald Trump, renonce à la politique de lutte contre la désinformation mise en place durant la pandémie de Covid-19, suspend pendant quelques heures les comptes de journalistes qui lui déplaisent, et fait fuiter des documents exposant la manière dont les cadres de l’entreprise collaboraient, sous l’ancienne direction, avec les services de renseignement américains.
Par-delà ces décisions erratiques et brutales, l’évolution de Twitter soulève une question intéressante : pourquoi un milliardaire autoritaire peut-il aujourd’hui se faire le champion de la liberté d’expression, un combat historique de la gauche ? Quoi qu’on pense de la sincérité de l’engagement de M. Musk, un constat demeure. La droite et l’extrême droite américaines se prévalent dorénavant de cette cause, en profitant de l’espace laissé vacant par une grande partie des progressistes.
Pour comprendre un tel retournement, il faut revenir à la manière dont les États-Unis régulent l’expression en ligne. Sur ce sujet, le texte crucial est la section 230 du Communications Decency Act (CDA) voté dès 1996 sous la présidence de M. William Clinton. Il définit les responsabilités des plates-formes. Ou plutôt leur absence de responsabilité puisque, d’après ce texte, ces entreprises ne peuvent être considérées comme les auteurs ou les éditeurs des discours mis en ligne par leurs utilisateurs. En bref, si quelqu’un publie un propos illégal, Twitter n’a pas à en répondre — sauf dans certains cas précis, comme les infractions relevant du droit pénal. La section 230 précise ensuite que les plates-formes ne peuvent pas non plus être mises en cause pour le blocage et le filtrage de certains contenus, dès lors que leur bonne foi est attestée. Autrement dit, leurs actions de modération ne remettent pas en cause leur irresponsabilité sur les contenus postés par des tiers. Ces actions éditoriales sont de plus protégées par le premier amendement de la Constitution des États-Unis, qui garantit les acteurs privés contre toute exigence de neutralité imposée par les pouvoirs publics. De ce fait, les interfaces, les choix algorithmiques et les pratiques de modération des plates-formes sont en général interprétés comme ayant une dimension expressive, c’est-à-dire comme des « discours » protégés par le premier amendement. En somme, quand Twitter supprime un contenu posté par un utilisateur, l’entreprise exerce son propre droit à la liberté d’expression.
Arroseurs arrosés
Pour les grandes plates-formes, la section 230 a constitué une bénédiction. En matière de modération, elle leur a offert des immunités à la fois lorsqu’elles ne font rien et lorsqu’elles agissent vigoureusement. Elle les a dispensées des responsabilités qui incombent classiquement aux médias — les éditeurs de presse par exemple. Elle ne leur a pas non plus enjoint de se comporter de manière neutre, comme de simples opérateurs de télécommunication. Les plates-formes ont ainsi gagné le droit, mais pas la responsabilité, de modérer les propos tenus par leurs utilisateurs (2).
Bien qu’un tel régime puisse apparaître déséquilibré, il n’a pendant longtemps guère fait l’objet de contestations. Il a été défendu avec constance par la Silicon Valley, mais aussi par les principales organisations de protection des libertés civiles, comme l’American Civil Liberties Union (ACLU) et l’Electronic Frontier Foundation (EFF). Leurs arguments ? Rendre les plates-formes responsables des messages postés par des tiers les pousserait à supprimer préventivement de trop nombreux contenus, tandis que leur imposer une obligation de neutralité violerait le premier amendement. Parce qu’elle évite ces deux écueils pour la liberté d’expression, la section 230 a pu apparaître comme « l’un des seuls bons textes sur la technologie que le Congrès des États-Unis ait jamais adoptés (3) ».
En 2017, l’arrivée à la présidence de M. Trump rompt ce consensus et transforme la section 230 en enjeu politique national. L’exaltation de la liberté d’expression devient un leitmotiv des républicains. La « droite alternative » (alt-right) crée ses propres réseaux. Gab en 2016 et Parler en 2018 accueillent des utilisateurs majoritairement gagnés aux thèses de M. Trump et se présentent comme des bastions de la liberté d’expression, ce qui leur permet de diffuser des discours ouvertement racistes, misogynes et xénophobes.
Les grandes plates-formes font quant à elles l’objet de critiques constantes de la part des républicains, qui les accusent de biais prodémocrates et de censure abusive. M. Trump menace à plusieurs reprises de supprimer la section 230, sans que ces rodomontades ne soient suivies d’effet. En 2020, devant le Congrès, le fondateur de Facebook, M. Mark Zuckerberg, résume la situation : « Les démocrates nous accusent de ne pas modérer assez, les républicains de trop modérer (4). » La controverse connaît son acmé après l’assaut du Capitole le 6 janvier 2021. L’événement conduit Twitter, Facebook et Snapchat à fermer ou à suspendre les comptes du président en exercice et de nombre de ses partisans liés à la mouvance d’extrême droite QAnon. Google et Apple retirent l’application Parler de leurs boutiques en ligne, tandis qu’Amazon Web Services refuse de continuer à héberger le réseau social alternatif, arguant qu’il représente un danger pour l’ordre public.
Deux États républicains, la Floride et le Texas, ripostent quelques mois plus tard en adoptant des lois (Florida Senate Bill 7072 et Texas House Bill 20) qui reviennent sur les dispositions essentielles de la section 230. Ces textes visent à dissuader les grandes plates-formes de suspendre certains comptes et de modérer les contenus, en les exposant à des poursuites de la part d’internautes qui s’estimeraient censurés. Leur but est d’obliger les principaux acteurs du Net (les deux lois s’appliquent exclusivement aux plates-formes ayant un grand nombre d’utilisateurs) à relayer tous les contenus sans exclusive, c’est-à-dire de les soumettre à une obligation de neutralité semblable à celle des opérateurs de télécommunications. Une perspective également défendue à la Cour suprême par le juge ultraconservateur Clarence Thomas, qui déplore que « le droit de censurer l’expression [soit] détenu essentiellement par des plates-formes numériques privées (5) ».
Dans la mesure où elles contredisent la section 230, les lois de Floride et du Texas ont été rapidement contestées devant les tribunaux par les grandes entreprises technologiques. Celles-ci argumentent qu’il serait anticonstitutionnel de leur imposer une stricte obligation de neutralité, dans la mesure où le premier amendement protège leur liberté éditoriale (6). En attendant que la Cour suprême se saisisse de la question, comme s’y attendent la plupart des observateurs, les lois de Floride et du Texas illustrent le virage à 180 degrés opéré par les républicains. Jusqu’à la fin des années 2010, la droite américaine soutenait que la liberté d’expression des individus et la liberté d’expression des entreprises marchaient main dans la main. Elle estimait que les médias privés, en vertu de leurs droits de propriété et du premier amendement, devaient avoir toute latitude de choisir les discours qu’ils diffusent. En tentant d’astreindre les réseaux sociaux à une plus grande neutralité, la droite devenue trumpiste rompt avec un héritage idéologique qu’elle en vient à contester. Elle admet implicitement que les entreprises privées ne devraient pas avoir la liberté absolue de décider des discours qu’elles diffusent — soit une position historiquement associée aux démocrates !
Le retournement idéologique de la droite américaine fait écho aux transformations du camp progressiste. Durant les années 2010, la désinformation et les discours de haine conduisent universitaires, militants et responsables politiques à fustiger le laxisme des grandes plates-formes. Ils demandent à ces entreprises de renforcer leurs capacités de modération, afin de protéger les locuteurs défavorisés, c’est-à-dire les personnes qui ont moins accès à la parole publique (femmes, minorités…). La lutte pour une liberté d’expression maximale cesse alors d’être une cause progressiste. Elle devient perçue comme un moyen de faire taire les femmes et les minorités, à travers le harcèlement en ligne, les menaces et la diffusion à échelle industrielle de fausses nouvelles. L’universitaire Tim Wu, désormais membre de l’administration Biden, souligne ainsi que « les zélateurs des canaux ouverts et non filtrés de l’expression en ligne (moi y compris) font figure d’arroseurs arrosés, dans la mesure où ces canaux sont aujourd’hui utilisés comme des armes contre les locuteurs défavorisés (7) ». Le libéralisme politique classique, incarné par les grandes organisations de défense des libertés civiles, est accusé de réduire les plus vulnérables au silence et de faire le lit de la droite identitaire.
Ces bouleversements idéologiques apparaissent en pleine lumière après les émeutes du Capitole en janvier 2021. L’ACLU et les républicains dénoncent alors en des termes semblables le pouvoir de censure sans limites de la tech. Des personnalités issues de la gauche se retrouvent associées au camp conservateur. C’est le cas du journaliste Glenn Greenwald, qui a publié les révélations de M. Edward Snowden sur les agissements des services secrets américains. Virulent critique de la censure, de la culture de l’effacement (cancel culture) et de la complaisance des démocrates envers le pouvoir de la Silicon Valley, il est devenu persona non grata à gauche après avoir multiplié les apparitions dans l’émission du présentateur conservateur-libertarien et xénophobe Tucker Carlson sur Fox News. Il lance en 2022 une émission sur la plate-forme Rumble, financée par l’entrepreneur ultralibéral Peter Thiel (8). Une trajectoire qui témoigne de l’OPA sur la liberté d’expression menée par la droite, comme de la démonétisation de cette valeur chez les progressistes.
Pouvoir privé
La gauche américaine s’est en effet retrouvée dans une impasse. Sa volonté légitime de protéger les locuteurs défavorisés s’est payée d’un renoncement à contester le pouvoir des grandes plates-formes. Elle a encouragé les géants de la tech à intervenir davantage pour protéger les minorités et garantir la qualité du débat public, mais n’a pas vraiment interrogé le choix de confier ces missions essentielles à un oligopole. Ainsi, « les progressistes, dans leur empressement à agir contre la désinformation, sont devenus les avocats du pouvoir des plates-formes, du moins quand ce pouvoir sert à mettre hors ligne des discours perçus comme dangereux (9) ». Le débat public américain a donc pris un tour passablement confus : alors que la droite veut désormais contraindre par la loi les entreprises qui contrôlent l’expression en ligne, la gauche a accepté de déléguer à celles-ci le soin de protéger les locuteurs défavorisés. Les progressistes ont ainsi perdu sur deux tableaux. Ils ont permis à leurs adversaires de s’approprier à la fois la défense de la liberté d’expression et l’exigence d’une régulation accrue de la Silicon Valley par les pouvoirs publics.
Que nous dit finalement le Twitter de M. Musk ? Il met tout d’abord en évidence combien trois décennies de laxisme réglementaire ont favorisé l’exacerbation du pouvoir privé sur l’expression en ligne. Le rachat du réseau à l’oiseau bleu est également emblématique de la récupération par l’extrême droite américaine de l’utopie d’Internet, en tant qu’espace où triompherait une liberté d’expression maximale. Cette alliance de l’hyperlibéralisme et de l’hyper-conservatisme est pourtant instable. Les républicains entendent bannir certains ouvrages des écoles et des bibliothèques (au Texas et en Floride notamment), tout en réclamant une liberté d’expression totale sur la Toile. L’utopie libertaire d’Internet n’est pas complètement soluble dans les valeurs conservatrices. Les débats entourant Twitter soulignent enfin combien il est difficile de concilier défense de la liberté d’expression et protection des locuteurs défavorisés, tant que l’expression en ligne demeure contrôlée par une poignée d’acteurs capitalistes.