Obajana, État de Kogi, dans le centre du Nigeria. La nuit approche : la cimenterie s’éclaire. À quelques pas de l’enceinte de barbelés et de miradors, le township s’enfonce dans le noir. Deux mondes, séparés par une route encombrée de semi-remorques. « Malgré l’immense profit qu’il tire de notre ville, explique M. Godwin Agada, mécanicien, installé depuis vingt ans dans ce village de tôles, notre voisin n’a quasiment rien fait pour nous. Ici, l’eau n’est plus potable et les cas d’asthme se sont multipliés. On nous a bien creusé deux puits, mais on bouffe de la poussière. En somme, on attend toujours le progrès que la société Dangote nous a promis. »
Si le ressentiment des populations envers les multinationales occidentales ou chinoises est fréquent en Afrique, l’hostilité des habitants de Kogi vise un pilier de l’économie nationale et panafricaine (1). Dangote Cement Plc, fondée en 1977, est l’une des deux principales capitalisations boursières du pays ; son chiffre d’affaires atteint 2 milliards de dollars (1,8 milliard d’euros) par an. C’est le cœur d’activité du conglomérat dirigé par l’entrepreneur et philanthrope nigérian Aliko Dangote, 65 ans, première fortune du continent et 136e mondiale : 19,6 milliards de dollars en janvier 2023, selon l’index des milliardaires établi par l’agence Bloomberg. Le « prince de Kano », du nom de la métropole du Nord dont il est originaire, dirige un groupe d’entreprises allant de l’agroalimentaire (farine, sel, pâtes, boissons et emballages) à l’immobilier en passant par la logistique portuaire, et bientôt le raffinage des produits pétroliers. Mais c’est du ciment, l’« or gris », que le magnat continue à tirer plus de 85 % de ses revenus personnels.
« Les jeunes Africains rêvent de devenir cimentiers… »
La cimenterie intégrée d’Obajana, l’une des trois détenues par le milliardaire au Nigeria, est la plus importante du continent. Elle a été cédée avec ses carrières de calcaire en 2003 par l’État de Kogi. Rénovée puis rouverte en 2008, l’ancienne entreprise publique compte désormais cinq lignes de production in situ. La modernisation et l’agrandissement de l’établissement, que dessert une flotte d’un millier de remorques et semi-remorques, ont en partie été financés — 220 millions de dollars de prêts — par la Banque mondiale et la Banque européenne d’investissement (BEI). De son entrelacs de tubulures, de cheminées, de fours et d’entrepôts étalés sur quatre hectares et demi de terrain sortent jusqu’à 13,25 millions de tonnes de matériau de base par an, soit environ un cinquième de la production totale de l’ensemble des cimenteries du groupe Dangote, présent dans dix pays du continent, du Sénégal à l’Afrique du Sud.
Villes nouvelles, condominiums climatisés pour la classe moyenne supérieure, maisons en dur sur plusieurs étages destinées aux habitants des nouvelles marges urbaines des grandes métropoles, mais aussi ports, ponts et barrages : le marché africain du ciment connaît une croissance de 5 % en moyenne par an depuis le début du siècle. Au Nigeria, la demande en « or gris » a explosé de plus de 40 % entre septembre 2020 et avril 2021 (2). De 2000 à 2009, celle-ci avait crû de 400 % (3). Et, malgré la crise économique ayant suivi la pandémie de Covid-19 et les conséquences de la guerre en Ukraine, les perspectives demeurent porteuses. La demande se trouve encore bien en deçà de celle observée ailleurs, notamment en Asie : 121 kilos par personne au Nigeria, contre 513 en moyenne dans le monde (4). Effet de masse et intégration verticale (sans oublier des prix du ciment près de deux fois supérieurs à ceux du marché mondial) ont permis à M. Dangote de gonfler sa fortune en même tant que son statut d’icône panafricaine, jusqu’à figurer parmi les coprésidents du 44e Forum de Davos en 2014.
« Dangote fait rêver en Afrique, souligne la géographe et urbaniste Armelle Choplin, de l’université de Genève. Sa richesse, sa famille, son succès imposent respect et admiration, en même temps qu’ils attisent envie et jalousie. Les jeunes Africains rêvent désormais de devenir footballeurs ou… cimentiers. Il incarne la réussite, balayant la figure de l’intellectuel diplômé qui dominait dans les années 1980. » Symboles de ce succès, les dépôts de sacs de cinquante kilogrammes de ciment 3X au nom du magnat jalonnent le corridor urbain entre Lagos et Accra, au Ghana. Déclinés dans les rapports de la multinationale, la « méthode Dangote » et ses « sept piliers du développement durable » récoltent les récompenses du monde entrepreneurial : Dangote Cement vient de se voir une nouvelle fois décerner le prix de la durabilité, de l’entrepreneuriat et de la responsabilité à l’occasion des 16es Sustainability, Entrepreneurship and Responsibility Awards d’Afrique (5). Le milliardaire aime répéter que sa multinationale « s’efforce d’aligner ses performances environnementales, sociales et de gouvernance (ESG) sur les Objectifs de développement durable des Nations unies (6) ». Mais, dans l’État de Kogi, ce discours ne cadre pas avec une réalité sociale préoccupante.
Au petit matin du mercredi 5 octobre 2022, à l’appel du gouverneur Yahaya Bello, plusieurs centaines de personnes, mêlant miliciens des Kogi State Vigilante employés par le gouvernement, représentants de l’administration locale et habitants du township d’Obajana, dont M. Agada, convergent vers l’entrée de la cimenterie. La foule exige la fermeture de l’usine en application d’une décision de justice constatant des irrégularités dans son acquisition. Après un face-à-face tendu avec la sécurité de l’usine, les manifestants empêchent le passage des bétonnières. Le blocage durera quarante-huit heures, avant que le gouvernement d’Abuja ne décide d’envoyer ses forces spéciales, stationnées à Lokoja, la capitale de l’État de Kogi. Leur intervention, particulièrement musclée, permet la réouverture du site. La bataille politico-judiciaire n’en est pas pour autant terminée, comme nous le raconte le prince Mustapha Audu, héritier d’une lignée aristocrate igala. Homme d’affaires, militant du Congrès des progressistes (APC), le parti du nouveau chef de l’État Bola Tinubu, ce quadragénaire est le fils du premier gouverneur démocratiquement élu de l’État de Kogi, Abubakar Audu, fondateur de la cimenterie publique d’Obajana en 1992. Son chantier est interrompu sous la dictature de Sani Abacha par la nomination de gouverneurs militaires avant d’être relancé en 1999 par le retour, avec celui de la démocratie, du gouverneur Audu.
« À cette époque, poursuit le prince, mon père avait déjà levé 12 millions de marks [environ 6,5 millions d’euros] auprès de la coopération allemande pour mener des missions d’étude d’exploration et de faisabilité, qui avaient confirmé l’existence d’énormes gisements de calcaire. Il s’est donc mis à chercher des partenaires nigérians pour codévelopper ce qu’il considérait comme l’un de ses projets les plus précieux et aboutis. » Son choix se porte sur M. Dangote. L’accord, passé en juillet 2002 et confirmé en février 2003, attribuait 90 % des parts au groupe cimentier et 10 % à l’État. « Mais il n’a jamais été question de céder 100 % des actions à Dangote Cement, s’insurge le prince. Pourtant, c’est ce qui s’est mystérieusement passé sous le mandat du successeur de mon père, M. Ibrahim Idriss, élu en avril 2003 sous les couleurs du parti du président Olusegun Obasanjo, le Parti démocratique du peuple (PDP). » Entre l’État de Kogi et Dangote Cement, la bataille juridique se déroule désormais devant la Cour d’appel fédérale. Pas de suspense, d’après le prince : « Dangote gagnera et le gouverneur Bello rentrera dans le rang », prévoit-il. Mais le contentieux laissera des traces car, « sans [l’État de] Kogi, Dangote ne serait pas devenu l’homme le plus riche du continent ».
La multinationale s’offre le silence des habitants
M. Audu reconnaît disposer du rang social et de la notoriété politique lui permettant d’interpeller le groupe Dangote. Il y a trois ans déjà, il dénonçait la pollution engendrée par la houille utilisée dans la fabrication du ciment. Le fonctionnement de l’usine, qui draine 32,6 % des dépenses énergétiques totales de Dangote Cement, dépend pour partie d’un charbon exploité depuis 2016 dans les environs d’Ankpa, 180 kilomètres plus à l’est. En 2020, la Fondation Mona-Audu, dirigée par l’épouse du prince Mustapha, la princesse Zarah, elle-même membre de l’APC, annonce poursuivre le groupe Dangote au nom des populations d’Okaba et d’Odagbo, qui souffrent de pathologies respiratoires et oculaires liées à l’exploitation du charbon. « On nous a d’abord menacés, se souvient le prince, certains insinuant que je risquais de ruiner ma carrière d’entrepreneur, d’autres que cela ne se faisait pas de déballer du linge sale en public. » Il faudra l’intervention directe de M. Sanusi Lamido Sanusi, ancien émir de Kano et ex-gouverneur de la Banque centrale nigériane, pour que Dangote Cement accepte de négocier le versement d’une indemnité totale de 270 000 dollars aux habitants. « Le prix du silence » selon le prince, déçu. « Jamais, explique-t-il, cette communauté n’avait vu autant d’argent… »
Du haut de ses 458 mètres, le mont Patti domine Lokoja, l’une des cinq villes connaissant la croissance urbaine la plus rapide du monde. Le point de vue, qui embrasse la confluence de la Bénoué et du Niger, convoque l’histoire : c’est d’ici, en 1914, que la journaliste anglaise Flora Shaw baptisa « Nigeria » le nouveau territoire colonial britannique gouverné par son mari, lord Frederick Lugard, amalgame de deux protectorats dans le nord et le sud du pays. Jusqu’en 1919, Lokoja sera l’éphémère capitale de la nouvelle colonie. Un siècle plus tard, l’administration indirecte à la britannique est désormais assurée par Dangote, dont l’ombre plane sur tous les lieux de pouvoir. Il s’impose comme la figure du « capitalisme monopolistique patrimonial », selon l’expression de la philosophe nigériane Saheedat Adetayo : un modèle qu’elle présente comme encourageant la corruption parce qu’il équivaut à « manipuler et détourner la richesse de l’État de manière à favoriser quelques particuliers, conférant un avantage injuste aux entreprises riches par rapport à celles qui ne disposent pas d’un financement aussi discutable et de la protection des gouvernements » (7).
M. Dangote descend d’une longue lignée de marchands haussas du nord du pays, dont Alhassan Dantata (1877-1955), que le commerce des arachides fit l’Africain le plus riche de l’ère coloniale. Commencée sous le régime du général Shehu Shagari (1979-1983) grâce à l’obtention de licences d’importation de ciment en vrac, l’ascension du milliardaire s’accélère durant la dictature d’Abacha (1993-1998). À la fin des années 1990, M. Dangote découvre à l’occasion d’un voyage d’affaires l’importance des industries manufacturières du Brésil (8). C’est l’amorce d’un virage stratégique avec la décision de passer de l’importation à la production locale. La conjoncture politique l’aide puisque le retour de la démocratie coïncide avec la privatisation d’entreprises publiques sur fond d’accélération des politiques néolibérales. Le président Obasanjo (1999-2007), dont Dangote a financièrement soutenu la réélection en 2003, taille pour l’homme d’affaires une législation sur mesure. À cette époque, M. Dangote profite massivement des exemptions fiscales accordées aux entreprises nigérianes considérées comme « pionnières », n’hésitant pas, rappelle Adetayo, « à revendiquer plusieurs fois ce statut sur la même cimenterie, à chaque fois qu’il y menait un agrandissement ».
Quelle que soit leur étiquette politique, les successeurs de M. Obasanjo ont tous bénéficié du même appui sonnant et trébuchant durant leurs campagnes électorales. M. Dangote fut par ailleurs le conseiller économique spécial de M. Goodluck Jonathan, président de la République fédérale du Nigeria de 2010 à 2015. Figurant parmi les premiers employeurs privés du continent — 19 561 salariés dans le ciment —, le milliardaire veille à être au mieux avec les dirigeants et les institutions. C’est ainsi qu’il est présent, fin août 2022, à l’investiture du nouveau président kényan William Ruto. L’Union africaine et la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (Cedeao) soutiennent l’initiative AfroChampions, qu’il copréside avec l’ancien président sud-africain Thabo Mbeki, visant à « favoriser des investissements privés dans un certain nombre de secteurs sur le continent d’ici à 2030 (9) ».
Réception en grande pompe au château de Versailles et à l’Élysée
Les concurrents de Dangote Cement, en premier lieu les groupes occidentaux tels que Vicat, Holcim (ex-LafargeHolcim) et Heidelberg, dénoncent la proximité du milliardaire avec les hommes forts du Nigeria, tout comme son accès privilégié aux palais présidentiels du continent. En 2014, le français Vicat accuse ainsi le magnat d’avoir bénéficié de passe-droits au Sénégal (10). À la même époque, au Cameroun, c’est une filiale de Lafarge qui soupçonne Dangote d’avoir tiré frauduleusement les prix du marché national vers le bas en important en contrebande du ciment produit chez le voisin nigérian. Au pays, la rivalité entre M. Dangote et son pair milliardaire, M. Abdul Samad Rabiu, à la tête du conglomérat BUA, fait régulièrement l’actualité. « Le monde du ciment est un univers fermé et secret », souligne Choplin, et les concurrents de Dangote Cement ne sont pas les mieux placés pour donner des leçons de morale. En 2020, en Zambie, la société franco-suisse Lafarge-Holcim a été accusée par la commission de la concurrence et de la protection des consommateurs d’avoir mis en place avec la filiale zambienne de Dangote un cartel du ciment austral aux pratiques commerciales anticoncurrentielles (11). S’entendant avec les autres entreprises sur la fixation des prix et la répartition des marchés en Afrique centrale et australe, où la demande en ciment augmente aussi, le groupe nigérian s’était octroyé la fourniture des régions du nord de la Zambie, de la République démocratique du Congo (RDC) et de la région des Grands Lacs. Contrairement à ses concurrents, condamnés à une lourde amende, note la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (Cnuced), le Nigérian « a bénéficié d’une totale clémence pour avoir coopéré avec la Commission lors des enquêtes (12) ».
On retrouve la même attention intéressée dans les milieux d’affaires et diplomatiques occidentaux qui cherchent à renforcer leur présence sur le marché de la deuxième économie du continent. En janvier 2019, sous les lambris de Versailles, M. Dangote est l’un des invités d’honneur du sommet Choose France, réunissant plus de cent cinquante dirigeants d’entreprises françaises, étrangères et de multinationales. Deux ans plus tard, fin septembre 2021, le magnat participe au dîner de gala de clôture de la saison culturelle Africa 2020 organisé à l’Elysée. M. Dangote est évidemment membre du Conseil d’affaires France-Nigeria, qui associe une quinzaine de chefs d’entreprises françaises (dont ceux de TotalEnergies, CMA CGM, Dassault Aviation) aux « six plus importants capitaines d’industrie nigérians, également premières fortunes d’Afrique (13) ». Présidé par M. Rabiu, il accueille aussi le banquier Anthony Elumelu, à l’origine du concept d’« africapitalisme », qui fait du secteur privé le moteur principal de la transformation économique de l’Afrique.
Pour rejoindre les mines de charbon exploitées par le groupe Dangote à Ankpa, on emprunte une route jalonnée de points de contrôle et de carcasses de véhicules floqués du logo de la multinationale : les accidents provoqués par ses camions sont légion dans l’État de Kogi. En 2020, les habitants d’Onupi voyaient passer jusqu’à cent poids lourds par jour. Le site est aujourd’hui vidé de ses pelleteuses et de ses trois cents employés. Ne restent que cinq personnes, dont un ingénieur, surpris de nous voir débarquer. Celui-ci explique que l’extraction vient d’être suspendue par le groupe, pour manque de rentabilité. M. Mohammed Zubeidu Omale, alias Orator, 28 ans, figure des fêtes de mariage et de la vie sociale d’Ankpa, avance une tout autre explication : « Fermée à cause des tensions avec la jeunesse. » Pour exploiter son charbon, M. Dangote a passé des accords de développement communautaire avec les villages riverains de ses mines. Si les chefs traditionnels ont été gâtés, souvent en sacs de ciment, les jeunes, malgré quelques bourses, sont les grands oubliés de cette paix sociale. Cratères d’eaux polluées, collines décapitées…, la mine d’Onupi est une cicatrice de plusieurs hectares de terres retournées qui balafre la végétation luxuriante. Et pourrait laisser un héritage invisible de pluies acides ou de nappes phréatiques souillées à la jeune génération d’Ankpa.
Des cadres indiens recrutés pour mater les syndicalistes
M. Ibrahim Zepha rapportait cinquante tonnes de houille d’une des mines exploitées par Dangote Cement vers Obajana lorsque son poids lourd a versé sur le bas-côté de l’A233. C’était il y a douze jours. Depuis, le chauffeur, engagé un an auparavant par la multinationale, patiente par 37 °C au côté de sa cargaison et de son véhicule naufragé. La houille brille sous le soleil de plomb. Il manque deux pneus aux essieux : volés la nuit précédente devant M. Zepha, impuissant. Le premier barrage de l’armée fédérale, protégé par une guérite de sacs Dangote remplis de sable, n’est pourtant qu’à un kilomètre de l’épave… En tirant sur la cigarette qu’on vient de lui offrir, M. Zepha se demande s’il n’a pas été abandonné par son employeur. « Et puis comment je vais faire ? Jamais je n’aurai l’argent pour rembourser les pneus… »
Charbon, calcaire et gypse, et finalement « or gris », chez Dangote le transport est majoritairement assuré par des chauffeurs comme M. Zepha, Haussa et non syndiqué. « Le groupe ne nous a jamais autorisés dans ses cimenteries », constate, à Abuja, M. Ayuba Wabba, secrétaire général de la confédération syndicale Nigeria Labour Congress. Ce quinquagénaire déterminé affirme que Dangote Cement n’hésite pas à menacer « les camarades qui envisagent de s’organiser ». Mêmes entraves à la liberté syndicale sur le site de la future raffinerie d’Ibeju-Lekki, à soixante-treize kilomètres de la marina de Lagos où mouille Mariya, le yacht du milliardaire. La convention 98 de l’Organisation internationale du travail (OIT) sur le droit d’organisation et de convention collective a pourtant été ratifiée par le Nigeria. « Mais vous imaginez un inspecteur du travail se rendant chez Dangote », ironise M. Wabba. Autre sujet préoccupant pour le syndicaliste : le recrutement de cadres indiens « particulièrement hostiles aux syndicats ». Le groupe cimentier n’en recense officiellement que 4 %, mais 98 % des décisions seraient prises par ces derniers. Durant la pandémie de Covid-19, alors que le confinement figeait l’économie du pays, les travaux de finition de la raffinerie d’Ibeju-Lekki se poursuivaient grâce à plusieurs centaines de travailleurs indiens en sous-traitance et non masqués. Dangote Cement, qui était jusqu’en février gérée par un ancien de Lafarge, le Français Michel Puchercos, est désormais pilotée par un patron indien, M. Arvind Pathak.
La presse internationale fait preuve de la même mansuétude pour le milliardaire que les chancelleries occidentales. En mars 2020, le supplément week-end des Échos nous apprenait que le « Bill Gates africain » (sic) a pour modèles « les grands industriels-philanthropes américains » (14). Désormais, le milliardaire semble plutôt marcher dans les pas de ses pairs indiens, tels que M. Mukesh Ambani, patron du conglomérat Reliance Industries et neuvième fortune mondiale, aux méthodes impitoyables. S’ils mentionnent que le milliardaire figure dans les « Panama Papers », les portraits de M. Dangote tournent souvent à l’hagiographie, comme ce grand reportage publié dans Le Figaro Magazine en l’honneur de « ces milliardaires qui bâtissent l’Afrique (15) ». Tous occultent que l’activité de Dangote Cement est aux antipodes de ses engagements en faveur de la décarbonation : la production de ciment, matériau le plus produit et consommé au monde devant l’acier et le plastique, contribue à 4 à 8 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre anthropiques. La cimenterie d’Obajana dégage à elle seule une empreinte carbone de 6,1 millions de tonnes de dioxyde de carbone par an, soit autant que la récente Coupe du monde de football organisée au Qatar. Cette tolérance médiatique, estime Jahman Anikulapo Oladejo, ancien rédacteur en chef au quotidien nigérian The Guardian, « doit peut-être aussi aux importants budgets publicitaires que le groupe Dangote investit dans les grandes chaînes d’information en continu, d’Al-Jazira à la BBC ». Les relations entre l’ancienne puissance coloniale britannique et l’homme d’affaires sont tout aussi rarement questionnées par les médias internationaux. Deux Anglais bien connus figurent pourtant dans le conseil d’administration de sa multinationale en tant que « directeurs non exécutifs indépendants » : l’avocate Cherie Blair, épouse de l’ancien premier ministre travailliste Anthony Blair, et M. Mark Davis, ancien trésorier du Parti conservateur et ex-patron de la minière anglo-suisse Xstrata.
Durant la campagne présidentielle de 2023, M. Dangote, historiquement attaché à l’APC, aura autant financé la campagne de son candidat, M. Tinubu, qui sera investi fin mai nouveau chef de l’État, que celle de ses concurrents malheureux. Mais cette fois-ci, il devra se montrer plus généreux avec le petit personnel : « Nous sommes tous fiers de sa réussite, souligne le prince Audu. Mais il s’agit désormais d’arriver à une situation où Dangote, l’État de Kogi et sa population seront tous des gagnants. »