Le 17 mars, la Cour pénale internationale (CPI) lançait un mandat d’arrêt contre le président russe Vladimir Poutine pour un crime de guerre : la déportation d’enfants ukrainiens. La Cour, dont les juges et le procureur font l’objet en retour d’une enquête pénale en Russie, ne disposant d’aucun moyen de la faire exécuter, cette décision n’aura pas de conséquence à court terme pour l’intéressé. Elle est pourtant loin d’être anodine. C’est en effet la première fois que cette institution inculpe le chef d’un État doté d’armes thermonucléaires, qui plus est en temps de guerre.
Plusieurs scénarios sont désormais possibles. Le premier serait celui d’un renforcement de la justice pénale internationale. Depuis sa naissance en 1998, la CPI souffre de limites importantes. Outre la Russie, de nombreux pays parmi les plus puissants (États-Unis, Chine, Israël, etc.) n’ont pas ratifié son statut fondateur, et elle ne dispose d’aucune force de police capable de faire exécuter ses sentences. La Cour a multiplié les procédures impliquant des ressortissants d’États faibles, principalement africains, suscitant l’accusation de racisme de la part de l’Union africaine (1). Au cours des années 2010, la procureure Fatou Bensouda, en poste de 2012 à 2021, avait courageusement ouvert deux procédures mettant en cause les États-Unis et le Royaume-Uni pour des crimes perpétrés en Afghanistan et en Irak. Washington a alors révoqué les visas et gelé les avoirs des membres de la Cour, jusqu’à l’abandon des poursuites. Après une longue bataille juridique avec Londres, la magistrate a fini par clore l’affaire de son propre chef. Dans le cas présent, la CPI peut compter sur la collaboration de l’Ukraine pour l’administration de la preuve. La décision d’inculper le président d’une grande puissance militaire signifie-t-elle que plus personne n’est désormais à l’abri sinon de l’exécution d’une sentence, du moins d’une procédure, voire d’une condamnation par contumace ? Cette grille de lecture optimiste sera validée si, demain, la Cour inculpe d’autres puissants, par exemple l’ancien président américain George W. Bush pour son rôle dans l’invasion de l’Irak en 2003 (lire « « Punir la France, ignorer l’Allemagne » »). Un tel développement paraît toutefois très improbable.
L’embarras du Sud
Un deuxième scénario voit, au contraire, dans les poursuites lancées contre le président Poutine l’arrêt de mort de la CPI. En prenant une telle décision dans un contexte d’extrême polarisation, la Cour ne ferait qu’instruire le procès de son illégitimité. Les dirigeants de pays qui lui sont hostiles et proches de Moscou ont beau jeu de dénoncer sa « politisation » et un flagrant « deux poids, deux mesures », à l’instar de M. Wang Wenbin, porte-parole du ministère des affaires étrangères chinois (2). Au lendemain même de l’émission du mandat d’arrêt, le président Xi Jinping rendait visite à M. Poutine. Les partisans de la CPI et par ailleurs adversaires de la Russie saluent au contraire l’audace de la juridiction. Ce ne serait que « le début du processus pour amener la Russie et son dirigeant à rendre des comptes pour les crimes et les atrocités qu’ils commettent en Ukraine, a ainsi indiqué M. Josep Borrell, haut représentant de l’Union européenne pour les affaires étrangères. Il ne peut pas y avoir d’impunité » (Reuters, 17 mars 2023).
Mais qu’en restera-t-il si cette décision ne produit aucun effet pénal ? Les pays du Sud qui ont ratifié les statuts de la Cour se situent quelque part entre ces deux pôles. Leur absence de réaction témoigne d’un embarras profond. Ils seraient pourtant juridiquement tenus d’arrêter le chef de l’État russe dans l’hypothèse où celui-ci se rendrait sur leur territoire. Mais ils n’auraient pas les moyens d’assumer la conséquence probable d’une telle audace : une guerre avec la Russie. La question se posera d’ailleurs en août prochain si celui-ci participe au sommet des Brics (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) à Durban. En 2015, invoquant son immunité diplomatique, Pretoria s’était refusé à arrêter M. Omar Al-Bachir, poursuivi pour crimes contre l’humanité au Darfour, en visite dans le pays. Longtemps après les faits, le 6 juillet 2017, les juges de La Haye n’avaient pu qu’adresser une réprimande de forme à l’Afrique du Sud, aucune sanction n’étant prévue en cas de non-coopération d’un État partie.
Le troisième scénario part d’un constat simple et curieusement peu pris en compte. M. Poutine possède un moyen sûr de ne pas perdre la guerre contre l’Ukraine et donc de ne jamais se retrouver à La Haye : recourir aux bombes thermonucléaires. Rares sont ceux qui prennent la menace au sérieux, même quand Moscou annonce le déploiement d’armes nucléaires tactiques en Biélorussie. Mais que se passerait-il si l’issue du conflit et la situation intérieure en Russie rendaient plausible une extradition vers La Haye ?
Une chose est sûre : à court terme, la décision de la CPI éloigne encore davantage la perspective d’une sortie négociée du conflit en Ukraine. Il existe en effet une tension entre justice et diplomatie. La première repose sur la quête de la vérité, la seconde sur le compromis. Outre le fait qu’on ne négocie pas (du moins publiquement) avec un criminel, les procédures pénales lancées en temps de guerre peuvent aussi avoir pour effet de radicaliser les inculpés et leurs partisans, stigmatisés ou acculés comme dans le troisième scénario évoqué plus haut. En 2003, des experts consultés par le bureau du procureur de la CPI recommandaient ainsi d’évaluer, avant d’agir, les risques d’« exacerber » un conflit ou de « déstabiliser une situation » (3). Cette préoccupation semble oubliée, à moins que la Cour ait en tête un quatrième scénario : essayer d’infléchir la politique de M. Poutine en échange d’un abandon total ou partiel des charges.
Il existe donc un paradoxe : la poursuite de la justice rend plus difficile la recherche d’une sortie de conflit en Ukraine et accroît le risque (impossible à estimer) d’une catastrophe majeure dont les Ukrainiens seraient les premières victimes.