Le nu, le taoïsme et le marché, par Renaud Lambert (Le Monde diplomatique, décembre 2024)


Et si les inquiétudes de l’Occident concernant la Chine découlaient de son incapacité à comprendre le géant asiatique ? C’est le pari que formulent deux ouvrages récents, aux objectifs pourtant opposés. Pour David Daokui Li, chercheur chinois aussi bien introduit dans les milieux néolibéraux de Pékin que dans ceux de Washington, découvrir l’empire du Milieu, c’est prendre la mesure de sa proximité (1). Sur l’essentiel, Pékin fait les bons choix : « La Chine est clairement une économie de marché. » Il conviendrait donc de se montrer patient et compréhensif sur le reste. Comme sur le terme de « communiste » accolé au nom du parti au pouvoir, que Jiang Zemin (président de 1993 à 2003) aurait finalement choisi de ne pas supprimer par respect pour l’« histoire » de la formation. L’avenir, lui, s’écrit ailleurs : « Avant le processus de réforme et d’ouverture, écrit Li, quand nous voulions convaincre le président de mon université de donner son accord à un projet, il fallait dire : “Karl Marx a dit ceci ou cela”. Désormais, il faut dire : “À Harvard et au MIT [Massachusetts Institute of Technology], ils font comme ci ou comme ça.” »

Démarche opposée chez l’anthropologue Norbert Rouland (2), qui, s’il vise à démontrer que la Chine n’est « plus un ailleurs inconnaissable », invite néanmoins à la considérer comme « autre ». Un « autre » dont il propose d’appréhender les différences de manière globale : dans les domaines des droits humains et de la liberté d’expression — mais aussi bien dans celui du nu artistique. « La société chinoise traditionnelle est beaucoup moins perméable que l’Occident moderne à la notion d’individu, existant par lui-même, avec son cortège de droits subjectifs. La personne doit toujours être représentée à l’unisson d’un monde, d’un paysage, d’une saison : ils forment un tout organique. Or [le] nu met l’accent sur l’identité absolue de l’homme en l’isolant de tout contexte : il peint son essence, ce qui est contradictoire avec toute la visée de l’art chinois. » Si le propos renvoie au taoïsme, n’invite-t-il pas toutefois à tirer les conclusions politiques du retour du nu dans l’expression artistique chinoise depuis les années 2000 ?

Proximité ? Altérité ? Les deux, répond en substance le sociologue Benjamin Bürbaumer, pour qui comprendre la Chine contemporaine implique en réalité de tourner les yeux vers Washington (3). Il fait débuter sa démonstration, percutante, dans les années 1970, alors que le taux de profit s’effondre aux États-Unis. La fraction transnationale du capital américain trouve une solution inattendue à cette crise dans la Chine communiste qui « s’ouvre » alors. Jusqu’à la crise des subprime de 2007-2008, ce partenariat singulier ne fait que des gagnants au sein des classes dominantes américaine et chinoise : l’altérité produit alors la complémentarité.

Lorsque le choc provoqué par les excès de la finance occidentale se fait ressentir, la Chine perd toutefois ses débouchés traditionnels. Confrontées à la menace de l’effondrement de leur propre taux de profit, à leur tour ses élites trouvent à l’étranger la solution à leurs difficultés. Jusqu’ici cantonnées à des productions de second rang, les entreprises chinoises chassent soudain « sur les terres du capital transnational américain » en exportant des biens de plus en plus sophistiqués. Alors que les États-Unis profitent de leur contrôle des infrastructures capitalistes globales (monnaie, institutions internationales, normes…) pour tenter de sauvegarder leur prééminence, la Chine riposte en édifiant ses propres canaux de circulation des marchandises et des capitaux. Ce faisant, elle fragilise la « supervision américaine de la mondialisation ». Désormais trop semblables, les deux grandes puissances sont engagées dans une rivalité structurelle. Suffira-t-il de « mieux comprendre » l’autre pour éviter qu’elle ne dégénère ?

(1David Daokui Li, China’s World View. Demystifying China to Prevent Global Conflict, W. W. Norton & Company, New York, 2024, 288 pages, 29,99 dollars.

(2Norbert Rouland, La Chine revisitée. Ombres et lumière, Nuvis, Paris, 2024, 304 pages, 25 euros.

(3Benjamin Bürbaumer, Chine/États-Unis, le capitalisme contre la mondialisation, La Découverte, Paris, 2024, 304 pages, 23 euros.



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