À l’approche de l’hiver et face à l’asphyxie de nos sociétés, grandit, en nous, une folle envie de cabanes. Un besoin irrépressible de se fondre dans les bois, de se glisser dans nos tanières, de trouver des refuges par-delà les à-pic, la brume et le vent. Dans les pensées de l’écologie, c’est même devenu une évidence. « Il faut apprendre à habiter différemment notre époque », nous enjoignent les philosophes. Et quoi de mieux que ces bâtisses faites de bric et de broc, ces murs en pierres sèches construits à même la terre battue, ces toits de chaume et d’ardoise, pour imaginer d’autres manières de se relier, retrouver du souffle et goûter à la frugalité de nos existences ?
Ces dernières années, les cabanes sont devenues un sujet à part entière, un espace de respiration, d’émerveillement et de subversion. Face à des urbanités gangrenées par AirBnb, face aux métropoles policières, quadrillées et aseptisées, les cabanes ré-ouvrent les possibles. À l’écart des routes, on y vit la décroissance. La nuit, on retourne, volontairement, à la bougie. On écoute le poêle qui ronronne, le feu qui crépite, la neige qui tombe dehors. Comme une échappée furtive dans le cœur battant du monde.
Nos derniers communs
Récemment, deux architectes, Gauthier Delvert et Raphaël Guillemette, ont recensé dans un ouvrage les cabanes nichées dans les montagnes en France. Leur livre Abrume, publié aux éditions Ulmer, est une invitation à la rêverie et à la sobriété. Pendant un an, les deux jeunes auteurs sont partis sur les chemins des alpages, au cœur des forêts, pour habiter, dessiner, documenter et photographier ces « cabanes sauvages, appelées aussi cabanes non gardées ou cabanes libres ».
Les particularités de ces habitations légères ? Elles sont ouvertes à tous et à toutes, sans cadenas ni porte verrouillée. Elles ne peuvent pas être réservées ni privatisées. Dernier héritage d’une vie pastorale, vestige d’usages anciens, ces cabanes se comptent en milliers à travers la France. Plusieurs sites internet les cartographient. Dans les descriptions et les forums, les randonneurs racontent leur dernier passage et appellent à en prendre soin. Ces cabanes font partie de nos derniers communs et de notre patrimoine rural. Certains les retapent bénévolement. D’autres s’y installent pour une nuit, quelques jours, voir semaines.
En 2018, Jacob Karhu, un étudiant à Normale Sup, a même passé sept mois dans l’une d’entre elles aux confins des Pyrénées. Il en a fait un livre Vie sauvage, mode d’emploi (Flammarion, 2021). Pas besoin de partir en Alaska pour goûter à l’aventure, dit-il. Cette cabane, à 1 700 mètres d’altitude, c’était son Into the wild à lui. L’occasion d’expérimenter une vie simple avec le minimum d’équipement : deux sacs à dos, des vêtements chauds, un sac de couchage, quelques outils et des vivres pour tenir.
L’art de s’ensauvager
Depuis plusieurs années, le thème des cabanes s’est imposé dans la littérature avec de nombreux livres et plusieurs succès éditoriaux. Des romans comme Encabanée de Gabrielle Filteau Chiba(Gallimard, 2022), des récits d’aventures comme Un an de cabane d’Olaf Candau (Paulsem, 2004) ou Dans les forêts de Sibérie de Sylvain Tesson (Gallimard, 2011) où l’on retrouve la misanthropie antimoderne de l’auteur.
Le dernier livre de Jean-Marc Rochette, Au cœur de l’hiver, (Les Étages, 2024) raconte aussi son hibernation dans un petit chalet perdu dans les Écrins. Un autre écrivain voyageur, Édouard Cortès, s’est perché pendant trois mois dans une cabane en haut d’un chêne en 2021. « Un remède à la souffrance », dit-il, dont il a tiré un essai.
Des livres d’architecture et de photographie remplissent également les étals. L’appel des cabanes ou l’art de s’ensauvager est sorti il y a un mois aux éditions Vagnon. Avant lui, Cabin Porn (Epa Eds 2019), Cabanons à vivre (Terres vivantes, 2018), Cabanophiles d’ici ou d’ailleurs (La cabane d’édition, 2017), Une cabane dans les arbres (La Martinière, 2014), Vivons perchés (La Martinière, 2011), L’habitat plume (Terres vivantes, 2007), etc. ont peuplé les rayons.
« Une maison construite par le corps, pour le corps »
La liste est longue. Elle dit quelque chose de notre besoin viscéral d’autonomie et du caractère enchanteur de ce type de construction, des joies de l’enfance qu’elle fait ressurgir. Dans La poétique de l’espace (Puf, 1957), le philosophe Gaston Bachelard a une belle formule pour les décrire. « La cabane, c’est une maison construite par le corps, pour le corps, prenant sa forme par l’intérieur, comme une coquille, dans une intimité qui travaille physiquement. C’est le dedans du nid qui impose sa forme », écrivait-il.
Dans les années 1970, une série de best-sellers, au retentissement mondial, avait lancé l’engouement. Dans Homework, Shelters, Domebook ou Tiny House on the move, le baroudeur étasunien Llyod Kahn racontait les différents tours du monde qu’il avait effectué autour de ces micro-architectures vernaculaires. Face aux bulldozers qui partout arasaient la surface du globe, face au béton qui uniformisait les mode de construction, les cabanes étaient vues comme un espace de résistance.
Le lieu des pensées de l’écologie
L’écologie a toujours eu une relation intime avec ce type d’habitation. La première rencontre a eu lieu il y a deux siècles, dans une clairière, à quelques kilomètres de Concord, dans le Massachusetts aux États-Unis. Dans un texte fondateur, Walden ou la vie dans les bois, le précurseur de l’écologie Henry David Thoreau racontait son expérience dans les bois où il vécut pendant deux ans, deux mois et deux jours. Il habitait une cabane de 13 m2, au confort sommaire. Un retour au strict nécessaire pour « vivre intensément et sucer toute la moelle de la vie ».
« Je m’en allais dans les bois parce que je souhaitais vivre délibérément, ne faire face qu’aux faits essentiels de la vie, et voir si je pouvais apprendre ce qu’elle avait à enseigner, et non découvrir, quand je viendrais à mourir, que je n’avais pas vécu. » Henry David Thoreau
De l’autre côté de l’Atlantique, ce philosophe a inauguré un style littéraire qui se transmet de génération en génération. Des récits, souvent intimes, de trappeurs et de déserteurs, d’aventuriers en tout genre qui trouvent dans les cabanes une manière d’échapper à la civilisation, à son consumérisme et à sa violence. L’éditeur Gallmeister s’est fait une spécialité de les traduire. On pense notamment au livre Les étoiles, la neige, le feu de John Haines qui retracent ses vingt-cinq années de solitude dans un coin perdu de l’Alaska, aux livres réjouissants et drôles de Pete Fromm Indian Creek et Au nom des étoiles. Ou encore à ceux de Rick Bass : Winters et Le Livre de Yaak.
Des récits forts, écrits en grande majorité par des auteurs masculins qui vantent la rudesse du milieu mais aussi le sentiment d’être dedans, pris dans une nature plus vaste que soi. Dans une cabane, ce qui compte, au fond, c’est d’abord la finesse de la paroi entre l’intérieur et l’extérieur. Pour rester en lien avec les éléments. « Vivre in situ », dit le poète Gary Snyder. Les cabanes sont une manière de nous reconnecter au monde.
« Vivre in situ »
Elles ont toujours été un lieu d’inspiration pour les pensées de l’écologie. C’est dans l’une d’entre elles, sur le haut plateau de Hallingskarv au nord d’Oslo, que le norvégien Arne Næss élabora sa théorie sur « l’écologie profonde » au milieu du XXe siècle. Il y passa douze ans de vie en cumulé. Il n’écrivait quasiment qu’en altitude, entre les murs de cette cabane qu’il a appelée Tvergastein. Pour lui, l’humain est au même niveau que les autres êtres vivants, il existe « un grand Soi » qui nous relie au reste du vivant, nous oblige et nous dépasse.
Mais les cabanes ne sont pas seulement d’inoffensifs refuges. Ce sont aussi des architectures de la révolte. Elles dessinent le monde que nous voulons voir advenir, elles s’érigent en lieu et place des déserts aménagés. Les zadistes en font des barricades à Notre-Dame-des-Landes. Les grimpeurs « écureuils » se perchent dans les arbres, assiégés par les forces de l’ordre, sur le tracé de l’A69. Les Gilets jaunes réhabitaient avec des bouts de palettes les zones périurbaines et les rond-points.
Les cabanes contiennent en germe un programme politique, assure la philosophe Marielle Macé, dans Nos cabanes (Verdier, 2018). Elles sont un « espace de lutte », « une manière de faire face à l’ordre social ». Aujourd’hui, nous devons « faire des cabanes » dit-elle, c’est-à-dire « imaginer des façons de vivre dans un monde abîmé, trouver où atterrir, sur quel sol rééprouvé, sur quelle terre repensée, prise en pitié et en piété ». Nul doute que nos escapades dans les bois et les montagnes nous y aident.
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Abrume — Sur les traces des cabanes libres, de Raphaël Guillemette et Gauthier Delvert, aux éditions Ulmer, 2024, 216 pages, 35 euros. |
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